1
Cover 8 minutes de lecture

Comment la Belgique amorce-t-elle son virage vers la création immersive ?

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l'innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création.

en savoir plus

Avec un intérêt mondial grandissant pour l’art immersif, de nombreux mouvements sont opérés dans le champ de la création numérique. La structuration de filières créatives nécessite néanmoins d’importants soutiens financiers sur les axes création, production ou diffusion. Si certains pays semblent investir massivement sur l’immersif (exemple en France à travers le programme France 2030), qu’en est-il de la Belgique ? Plusieurs signaux semblent indiquer qu’elle accuse un retard sur d’autres pays. Tour d’horizon de l’écosystème belge et analyse des trajectoires possibles.

Le terme “immersif”, devenu une sorte de mot valise, nécessite de prendre quelques précautions. De quoi parle-t-on réellement ? D’un côté, il y a les technologies immersives (VR/AR, full dôme, spatialisation sonore…), de l’autre les expériences immersives ? En définitive, une pièce de théâtre, un film ou un livre peuvent être davantage immersifs qu’un dispositif hi-tech. Limitons nous ici aux œuvres créées par le moyen de technologies telles que la XR (AR/VR/MR) ou le vidéo mapping. Le sujet demeure également complexe à aborder en raison de l’hétérogénéité du territoire belge. Peut-on réellement parler de manière univoque de la Belgique ?

Un territoire tricéphale complexe

En effet, la Wallonie, la Flandre et Bruxelles sont des territoires relativement différents. Cependant, ensemble  ils donnent à voir une tendance du poids belge dans un échiquier où la création immersive est désormais internationalisée (co-productions, réseaux de diffusion) et internationale (compétition sur des festivals XR, lieux de diffusion). En Belgique, il existe une diversité d’enjeux, à commencer par un multilinguisme/culturalisme, un découpage administratif complexe et des mécanismes de soutien à la création distincts et peu perméables. 

Ainsi, côté flamand, le Kunstendecreet (décret pour les arts) soutient la création artistique via un système de subventions et de bourses, sans nécessairement faire de distinction sur la forme artistique. “On part du self profiling, c’est donc à l’artiste de se définir et choisir la commission qui étudiera son dossier. Cependant, il y existe une catégorie arts numériques (experimentele mediakunst) et transdisciplinaire qui intègrent toutes les dimensions numériques. Notre approche cherche à favoriser les croisements”, explique Lissa Kinnaer du Kunstenpunt / Flanders Arts Institute, centre d’expertise et de soutien pour les arts en Flandre. En parallèle, le VAF – Vlaams Audiovisueel Fonds – (équivalent du CNC en France) propose un game funds qui soutient la production gaming immersive et un innovatielab davantage concentré sur l’extended cinéma. Côté wallon, la Région wallonne soutient la coproduction VR via Wallimage, quand Digital Wallonia se concentre davantage sur le développement d’une filière technologique (pas de soutien à la création d’œuvre immersive).

En parallèle, la Fédération Wallonie-Bruxelles soutient la création numérique à travers sa commission arts plastiques et propose plusieurs types d’aides (conception d’une œuvre ; aide à la production ; aide à la promotion ; aide à la diffusion, aide aux événements…). Un budget (environ 700 000 € annuellement) est réparti avec une stratégie d’appui à des opérateurs de terrain – comme le KIKK à Namur et iMAL à Bruxelles – notamment pour leurs missions d’accueil en production et à la diffusion. “Nous avons fait le choix de nous appuyer sur des acteurices de terrain pour plus d’efficacité. Automatiquement, cela fait une enveloppe moins importante pour les artistes qui candidatent directement à nos dispositifs de soutien”, explique Anne Huybrechts,  responsable du soutien à la création numérique à la Direction des Arts Plastiques Contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Bruxelles se situe donc à cheval sur les systèmes flamand et wallon. “Les artistes bruxellois·es peuvent bénéficier d’aides de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Région flamande, détaille Anne Huybrechts avant de poursuivre : en termes de modalités, la superposition des mécanismes n’est pas toujours simple à comprendre quand on ne connaît pas l’écosystème.” Autre ressource : le Screen.Brussels funds apporte un appui à la production de créations VR, avec plusieurs dizaines de milliers d’euros possibles (moyennant l’argument que des dépenses sont faites sur son territoire). Mais l’enveloppe de 3 millions d’euros par an, tout projet confondu (fiction, documentaire, série, podcast et VR), laisse tout de même peu de marge. Un mille feuilles financier complexe pour les porteur·euses de projet comme en atteste l’article “un financement en mode parcours du combattant” relayé par Delphine Jenart sur le site Régional-IT.

Des conséquences directes sur la filière XR

Cette organisation multicouches a partiellement d’autres effets. A commencer par l’absence de stratégie d’échelle pour accompagner l’émergence d’acteurices de poids, notamment du côté de la production-diffusion. Bien que plusieurs structures comme iMAL, OHME, Constant, Gluon ou le KIKK (et le TRAKK), effectuent un travail remarquable et rayonnent internationalement, certains champs de la création comme la création XR ne peuvent être réellement investis. Marie du Chastel, directrice artistique du KIKK festival, témoigne : “Il demeure compliqué de se lancer sur un projet VR. La 3D, le texturing, les moteurs de jeux, ce sont des compétences qui ont un coût sur le marché. Le KIKK a déjà essayé d’accompagner un projet VR mêlant art et science. Très vite, nous avons stoppé notre soutien car il fallait trouver un demi-million d’euros pour la production de l’œuvre. C’est une réalité financière qui n’est pas à la portée de notre structure.” Un constat d’autant plus dommageable que les œuvres VR les plus intéressantes sont souvent des hybridations d’installations portées par des artistes déjà dans le scope des structures d’arts contemporains et numériques. “Le KIKK pourrait jouer ce rôle de passerelle, mais pour l’instant les budgets ne permettent pas de soutenir ce type de création. On a déjà essayé de lancer des workshops VR avec le TRAKK pour sensibiliser les publics mais l’activité s’est stoppée avec la fin d’un soutien dont on bénéficiait”, poursuit Marie du Chastel. Évidemment une création XR belge existe (Christophe Monchalin, Muted ou Sunken Worlds / Yanne Deval et Marie-G Losseau, Atlas VR / Aurélien Merceron, Cloud dancing  / Léa Rogliano, Sur le pouce ont par exemple toustes bénéficié d’un soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles) mais elle reste très balbutiante comparativement à celles venues de Grande-Bretagne, de France ou du Canada. Et l’argument de la taille du pays n’en est pas forcément un, comme en atteste le cas luxembourgeois démontrant une réelle volonté politique de soutien à la XR, avec des soutiens à des studios et au Lux Film Festival. Et encore, les moyens à mettre en œuvre pour équiper les lieux de diffusion ou pour accompagner les démarches de médiation (on-boarding / off-boarding) seraient également à questionner. 

Faut-il espérer un changement dans la politique de financement ? Sans doute pas au regard de la tendance actuelle de l’aide à la création. En atteste un mouvement de grève entamé côté wallon par les membres de la commission arts numériques. Marie du Chastel, également membre de cette commission depuis 2014, prend la parole: “Nous constatons que le Ministère ne manifeste pas un intérêt flagrant pour la création numérique. Cette année, il  y a une coupe de plus de 150 000€ dans le budget de soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Par exemple, OHME a perçu moins d’argent que prévu. Les nouveaux projets d’exposition ne sont plus soutenus, simplement parce qu’il faut faire des coupes dans les budgets. Les bourses de recherche pour les artistes sont également toutes coupées” * à date du 04/06/2024. Les revendications des grévistes portent sur le maintien des budgets annuels remis en question dans un contexte pré-électoral.

Optimiser le rayonnement international et développer la formation

La dimension tricéphale belge a également des conséquences sur le développement international. “La réalité de la Belgique est d’avoir trois régions administratives. Lorsqu’on veut faire une opération belge à l’international, on doit présenter la Wallonie, la Flandre ou Bruxelles plutôt que de revendiquer un “belgium focus”. Du point de vue de l’étranger, ce n’est pas forcément lisible”, analyse Lissa Kinnaer. De la même façon, la diffusion des œuvres semble parfois éparpillée : “la scène numérique francophone belge est davantage connue en France. La scène flamande est davantage distribuée dans les pays anglo-saxons et germaniques”, ajoute Lissa Kinnaer. Une conséquence du multilinguisme/culturalisme ? Sans doute, mais il ne faudrait pas devenir fataliste : la Belgique pourrait au contraire en faire sa force et profiter de ces multiples connexions pour optimiser sa stratégie de diffusion à l’international.

Autre signal faible à prendre en compte, le manque de formation dédiée à la création numérique sur le territoire belge. Si plusieurs écoles intègrent des options numériques (St-Luc, LUCA , KASK ou l’ERG), il semble manquer de formations spécialement dédiées à la création en environnement immersif. Si cela évolue positivement pour des formations techniques (animation, gaming etc…), les arts numériques sont encore balbutiants. Sur ce dernier point, de nombreuses d’artistes numériques vivant sur le territoire belge ont réalisé leur cursus en France et notamment au Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains, de Tourcoing. “Sur le territoire Wallonie-Bruxelles, les artistes français·es représentent sans doute un tiers des demandes d’aides. Iels semblent mieux formés, iels expriment mieux leurs objectifs et leurs besoins”, témoigne Anne Huybrechts. 

Des atouts indéniables

Et pourtant la Belgique a beaucoup d’atouts dans les mains pour devenir un acteur international incontournable de la création immersive. D’abord sur son attractivité financière. Marine Haverland, cofondatrice de Fomo.Scene et experte en réalité virtuelle explique que “le Tax Shelter audiovisuel (ndlr incitant fiscal fédéral destiné à soutenir la production et la création d’œuvres audiovisuelles européennes) est désormais ouvert pour la VR, ce qui va accélérer les choses pour les productions majoritaires, mais aussi minoritaires, étrangères en Belgique. Combiner ce Tax Shelter et un fonds régional, ça commence à devenir intéressant.” (source Cinergie)

Le caractère multiculturel de la Belgique pourrait également être envisagé comme un levier. “Bruxelles est une terre multiculturelle avec des artistes d’origine européenne, sud-américaine, asiatique…  raconte Anne Huybrechts qui poursuit avec une anecdote. En 2019, pendant le festival Transmediale à Berlin, la Fédération Wallonie-Bruxelles avait organisé une exposition collective d’artistes issu·es de son territoire. Il y avait Felix Luque Sanchez qui est Espagnol, Todor Todoroff qui est d’origine Bulgare, LAb[au] trio belgo-allemand, Julien Maire et Pierre-Jean Giloux qui sont Français. Ce qui peut paraître étonnant est représentatif de Bruxelles, c’est une ville cosmopolite et surprenante.” La Belgique compte de nombreux·euses artistes reconnu·es mondialement (Romain Tardy, Joanie Lemercier, Michèle Noiret, LAb[au], Yannick Jacquet, Crew…) et une nouvelle génération talentueuse (Alex Verhaest, Stéphanie Roland, Laura Colmenares Guerra, Claire Williams, Emmanuel Van Der Auwera, Okus Lab…). Et s’il n’est pas réellement possible de distinguer une “belgium touch” dans ce vivier, Marie du Chastel remarque que “beaucoup d’entre elleux revendiquent une approche critique. Les sujets abordés sont très régulièrement liés aux enjeux écologiques ou sociaux…” A l’image du Studio Lemercier qui a pris le parti d’une approche activiste et transversale. Un état d’esprit d’autant plus précieux que les pays qui investissent massivement la création immersive explorent rarement son impact environnemental et politique. 

Enfin, dernier argument et non des moindre, la Belgique bénéficie d’un riche terreau de structures engagées pour la création numérique : en plus de toutes celles déjà mentionnées, citons Werktank, Kanal, STUK, Komplot, Fomo.Scene (qui a notamment récemment co-organisé avec Arty Farty l’événement Reset Immersive), Les Halles de Schaerbeek, BOZAR ou Musica/Klankenbos. Preuve supplémentaire d’un goût prononcé pour la création immersive, le nombre grandissant de light shows comme le Bright BrusselsLichtfestival Gent ou dans d’autres villes comme Namur, Mons, Anvers, Hasselt, Courtrai, Bruges… Avec des moyens et des ambitions rehaussés, la Belgique pourrait tirer parti d’un réseau exceptionnel.

Des opportunités à venir ?

Autre point important : “Contrairement au KIKK qui est financé par le secteur économique et les industries créatives, les arts numériques en Flandre ne sont pas accompagnés de financement pour le développement des industries créatives. Ce qui donne une moins grande force de frappe”, analyse Lissa Kinnaer. La solution pourrait donc venir d’un modèle économique plus hybride. D’autant que plusieurs acteurices issu·es du secteur privé (producteurices, solutions Tech, creative studios, comme InMersiv Tech, Magic Loom, Atomic Pic, Poolpio, UFX Studios, The Pack, Dirty Monitor, Hovertone ou Dogstudio sont déjà visibles dans l’écosystème numérique belge et pourraient contribuer à la structuration de la filière via d’autres leviers économiques. Marie du Chastel analyse cette option : “Ça pourrait bouger grâce au secteur de l’économie,  mais il faudrait que ça se fasse dans une démarche collective”. Une remarque d’autant plus pertinente au regard de certains projets – dont la plus-value artistique est questionnable – comme Van Gogh Immersive (Exhibition Hub / Fever) ou Planet Happiness (Beyond.Culture / Studio Irma). 

Des opportunités pourraient également apparaître en fonction du calendrier des prochaines années. En cas de nomination de Capitale européenne de la Culture 2030 , Namur compte bien exploiter le plein potentiel de la XR. “Nous serons heureux·euses d’accueillir des projets immersifs ou faisant appel à la VR. Sur ce sujet précis, la question va se poser de permettre à des personnes “éloignées” de vivre des expériences « Namur 2030 ». L’évolution des technologies et leur démocratisation devrait tout naturellement faire de ce type d’expériences des complices de premier ordre… pour permettre de vivre l’aventure à distance”, exprime Laura Latour, chargée de missions pour la candidature de la ville wallonne. 

En l’état, espérons que la création belge puisse tout de même pleinement exprimer son potentiel dans les prochaines années. Mais soyons clair, c’est avant tout une question de ressources disponibles et donc de choix politiques.

Appel à projet

Une histoire, des projets ou une idée à partager ?

Proposez votre contenu sur kingkong.

Partager cet article sur

à découvrir aussi