Laura Colmenares Guerra, une artiste engagée et humaniste
Auteurice de l’article :
La relation de l’humain·e à la nature est au cœur de son travail artistique. Laura Colmenares Guerra dénonce les atteintes environnementales en forêt amazonienne et explore la façon d’y répondre et de voir le monde des populations indigènes.
10h à Bogota. Laura Colmenares Guerra arrive de Montréal, où son installation Ecdysis est exposée, et s’apprête à rejoindre la forêt amazonienne pour son prochain projet artistique. Cette pause dans la ville colombienne qui l’a vue naître est l’occasion d’une riche discussion par visioconférence.
L’amour de la 3D et des effets spéciaux
Diplômée en arts de l’université de Los Andes à Bogota, elle s’est ensuite spécialisée en Belgique. En médias interactifs, en compositing – ensemble de méthodes de fusion de sources d’images pour en faire un plan unique – et en 3D. “La 3D, c’est la base de mon travail, que ce soit en impression, en modelage ou en animation. C’est un médium assez flexible, avec lequel je me sens confortable.”
Dans l’installation Lagunas, elle mêle, via de savants effets spéciaux, photographies, images filmées et images créées par ordinateur pour accoucher d’images hybrides entre le réel et la synthèse.
La trilogie Rios est quant à elle un mélange d’impressions céramiques en 3D et d’images 3D. Cet impressionnant travail de recherche de 5 ans explore la manière dont on cartographie un espace, en prenant comme exemple l’Amazonie. Il est visible dans le cadre de l’exposition Capture#2 qui se tient au Pavillon du KIKK, en haut de la Citadelle de Namur jusqu’au 14 janvier 2024.
Réflexion politique environnementaliste
“La trilogie Rios, débutée en 2018 et aboutie en 2023, est l’œuvre la plus politique que j’ai faite. Je m’interroge sur la relation que l’Occident a avec la nature, les paysages. Cela m’interpelle depuis longtemps. Déjà dans mon travail de thèse, j’ai exploré les paysages dans les jeux vidéo, lesquels révèlent la façon dont l’humain regarde la nature”, explique la jeune quadra.
Poumon terrestre de la planète, l’Amazonie, vaste territoire couvrant 44 % de l’Amérique du Sud, abrite un million de personnes indigènes et une des plus grandes biodiversités de la planète. Et joue un rôle essentiel dans l’atténuation du changement climatique. Notamment via son rôle de puits de carbone. La forêt amazonienne produit également énormément d’eau douce, et participe au contrôle de la pluviosité locale, mais aussi globale. Mais ces dernières années, ce territoire précieux à l’humanité cristallise les tensions autour d’énormes enjeux environnementaux, sociaux et climatiques.
“La forêt Amazonienne a une fonction vitale pour la planète. Toutefois, certain·es la voient comme un territoire riche en ressources naturelles épuisables prêtes à être extraites. Cette vision utilitariste de la nature et du territoire, soit pour l’environnement et notre survie, soit pour ses matières à exploiter, m’interroge également.”
Plongée dans les menaces subies par la plus grande forêt tropicale
Le premier chapitre de la trilogie Rios prend la forme de sculptures de relevés topographiques réels imprimés en 3D en porcelaine. Chaque sculpture représente une région distincte du bassin amazonien. La subtilité, c’est qu’au sein de ces impressions du relief amazonien, on distingue des polygones. Par ces formes, l’artiste met en lumière les menaces climatiques, sociales et environnementales qui affectent chaque zone en particulier. Par exemple, extraction pétrolière ou minière, déforestation, impact délétère sur les populations indigènes.
Mais ce n’est pas tout : ces polygones peuvent être de petite ou de grande taille. Plus le niveau est élevé, plus la thématique a été diffusée sur Twitter (désormais X) via des hashtags en lien. Toutes ces connexions faites par la “twittosphère” permettent de voir la manière dont celle-ci lit le territoire. C’est le deuxième chapitre de la trilogie.
Le troisième chapitre prend la forme d’une immersion sur le fleuve Amazone en réalité virtuelle. Durant une quinzaine de minutes, cette reconstitution en images de synthèse diffuse une foule d’informations très documentées. L’artiste explique les menaces qu’elle a identifiées pour chaque district et l’état de la situation actuelle. Elle met aussi à disposition des cartographies émanant notamment d’ONG, permettant de s’immerger dans les données factuelles pour chaque territoire amazonien.
La linguistique pour comprendre la relation à la nature
“Ce projet portant sur la macro-échelle de l’Amazonie m’a amenée à regarder de tout près, au niveau des populations indigènes, ce qui se passe dans chaque point de ce territoire. Cela constitue le socle de mon nouveau projet. Durant ce mois de novembre 2023, je me suis rendue durant deux semaines en Amazonie au sein d’une communauté indigène qui accepté de me recevoir. Mon but était d’entrer en dialogue avec elle et d’essayer de comprendre sa relation à la nature.”
“Ce nouveau projet parle beaucoup de linguistique, de comment, à travers la langue, on se lie à la nature. En effet, la façon dont on parle définit la manière dont on crée les liens. Chaque langage a ses limites et crée des relations spécifiques.”
Aujourd’hui, environ un million de personnes indigènes vivent en Amazonie, regroupées en 410 groupes ethniques, dont 82 sont en isolement volontaire. Elles utilisent quelque 300 langues locales. “Souvent les gens sont polyglottes, savent parler 2 voire 3 langues indigènes en plus de l’espagnol ou du portugais. Cela m’intéresse beaucoup.”
“Plus spécifiquement, dans ce projet, je vais travailler sur les chants sacrés. Les peuples amazoniens chantent pour aller d’un monde à l’autre. Ils ont une vision du monde qui s’explique via des liens spirituels ou extra-matériels.”
Une vision humaniste
“Cela fait 3 ans que je planche sur ce projet. C’est la première fois que je vais à la rencontre d’une population indigène, dans son territoire. Cela est rendu possible par des bourses de la FWB et du fonds du cinéma flamand. Notre équipe de travail est composée d’un médiateur colombien, d’un preneur de son, d’un guide indigène et de moi, qui m’occupe de la partie caméra.”
“C’est un travail délicat, car quand on parle de l’extraction d’un territoire pour ses minéraux ou son bois, on ne peut occulter l’extraction culturelle. L’idée est que ce projet soit collaboratif. Et que tout ce qui est extrait de façon visuelle et sonore, le soit en accord avec la population indigène.”
“Au delà de mon intérêt artistique, une réflexion a débuté sur la façon dont le matériel visuel et sonore puisse retourner aux communautés. L’idée est aussi de donner, via une collaboration avec Oxfam, des formations aux jeunes indigènes – lesquel·les possèdent des smartphones et utilisent les nouvelles technologies occidentales – à l’usage de la caméra, à la prise de son, au montage. Et ce, afin qu’iels puissent, par la suite, utiliser ces techniques pour défendre leurs intérêts propres, notamment contrer l’extraction minière illégale, phénomène qui va de façon exponentielle. Ce lien de réciprocité est très important pour moi”, conclut Laura Colmenares Guerra.
Ce contenu vous est proposé dans le cadre de Propulsion by KIKK, un projet de sensibilisation au numérique pour et par les femmes.
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