1
Article 5 minutes de lecture

Emmanuel Van Der Auwera ou l’ère de la post-vérité

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Through his experience, Adrien Cornelissen has developed an expertise in issues relating to innovation and digital creation. He has worked with a dozen French magazines, including Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart and Revue AS. He coordinates HACNUMedia, which explores the changes brought about by technology in contemporary creation. Adrien Cornelissen teaches at higher education establishments and in the creative sector.

en savoir plus

Observateur des mouvements opérés par la révolution numérique, l’artiste belge Emmanuel Van Der Auwera crée des œuvres puissantes, à mi-chemin entre fiction et documentaire. Présentées sous formes d’installations vidéos et de sculptures, elles présentent une société basculant dans l’ère de la post-vérité, où la production et la diffusion des images se matérialisent à travers des sujets sensibles : des adolescent·es filmant leurs réactions devant des snuff movies, des jeunes annonçant leur suicide sur les réseaux sociaux ou des mouvements conspirationnistes en ligne…

“Il y a quelques années, il n’y avait que le médium de la caméra et du cinéma. Dorénavant, avec internet et les smartphones, il y a un éclatement des médias. Pour cette raison, j’emploie beaucoup les écrans : ce sont des fenêtres sur notre réalité”, introduit Emmanuel Van Der Auwera. Le public ne s’y trompera pas : le style de celui qui est passé par le Fresnoy (2008-2010) est vite reconnaissable. Des écrans disposés de façon à sculpter l’espace, une scénographie léchée, des vidéos puissantes. Exemple avec VideoSculpture XX (The World’s 6th Sense) (2019) où plusieurs écrans composent l’installation. Des vidéos issues de caméras thermiques (utilisées dans un contexte militaire, sécuritaire ou médical) se révèlent à travers un système de filtres polarisants. Ici les caméras thermiques militaires ne sont pas pointées sur les ennemis réels ou imaginaires mais elles sont retournées sur la population de Las Vegas. Elles dressent une autre réalité, un portrait d’une ville vidée de ses couleurs et de ses apparats.

Emmanuel Van der Auwera, VideoSculpture XX (The World’s 6th Sense), 2019, Installation view Emmanuel Van der Auwera: Seeing is Revealing, HEK, 2022. Photo: Franz Wamhof

Plus généralement, c’est toute sa série VideoSculpture qui est l’archétype de son empreinte artistique. L’artiste s’appuie sur l’écran comme matériau sculptural avec un procédé bien établi : il commence par un acte de destruction en brandissant un couteau sur l’écran pour découper un pelliculage superficiel. Cette couche collée sur chaque écran LCD sert de filtre. Sans l’intermédiaire de ces filtres, les images deviennent impossibles à voir à l’œil nu. Dans un deuxième temps, les filtres retirés sont placés sur des trépieds devant les écrans, ce qui rend les images visibles, mais uniquement sous forme de fragments. “Le geste de déchirer un écran est subversif. Les écrans sont  des objets iconiques  de notre société. En retirant ce film, j’essaie d’en déconstruire l’opération et  de montrer une image ‘in absentia’.” 

Présenté dans les plus grandes institutions d’Europe – Le KW de Berlin, Le Centre d’Art Contemporain de Genève pour la Biennale de l’Image en Mouvement, Ars Electronica à Linz ou Casino Luxembourg au Luxembourg – ses VideoSculpture et ses autres œuvres participent à renouveler le genre documentaire. “J’utilise les moyens plastiques pour approcher les limites du documentaire. Et même si je tente de dépasser la forme standard du film, la démarche documentaire – celle de s’intéresser au réel – est centrale dans mes œuvres.” Des phénomènes qui naissent donc des technologies numériques et apparaissent souvent sur Internet.  

Analyse des mutations sociales

“À l’échelle de l’humanité, en seulement trois ou quatre décennies, nous avons vécu une révolution technologique équivalente à plusieurs millénaires d’évolution. Pour moi, ces technologies n’impliquent pas uniquement une révolution industrielle. Elles amorcent une révolution de l’intime : tout cela change la manière dont un individu veut se reconnaître, relationner, vivre ses émotions. Et au bout du compte, ce que collectivement nous décidons de construire.  In fine, le monde réel et le monde numérique se confondent. Notre société est entrée dans l’ère de la post-vérité”, résume Emmanuel Van Der Auwera dont le corpus d’œuvres analyse profondément les mutations engendrées par les technologies numériques. A commencer par la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux. A Certain Amount of Clarity (2014) montre ainsi des adolescent·es filmé·es par leur caméra. Ils regardent une “vidéo virale” d’un véritable meurtre. Pris entre deux images. Celle qu’iels regardent mais que nous ne voyons pas, et celle du regardeur, qui joue, vit, produit et distribue sa propre image. “C’est ce jeu de miroir qui est intéressant. A partir de ce travail, j’ai commencé à questionner le fonctionnement des médias. Et une problématique importante : comment représenter l’horreur ?” 

Dans cette continuité, la vidéo Wake Me Up at 4:20 (2017) explore les tendances liées aux célébrités YouTube et au phénomène inquiétant des mèmes suicidaires fournissant des instructions étape par étape et poussant au suicide. L’artiste crée une vidéo avec des avatars conçus par un logiciel 3D commentant et donnant leur points de vue sur le sujet.. Un logiciel de reconnaissance faciale est ici utilisé pour animer les expressions faciales des avatars. La technologie produit également des bugs numériques, gel et déformation étrange des visages, ce qui les rend d’autant plus vulnérables. 

La post-vérité et l’intelligence artificielle 

L’artiste exploite également les intelligences artificielles génératives qui contribuent à façonner cette ère de la post-vérité. D’abord avec la VideoSculpture XXV (Archons) (2022) qui utilise des images et des altérations de voix générées par des IA. L’œuvre se base sur les analyses  de l’expert en cybersécurité Rik Ferguson dans lesquelles des scénarios futuristes sont explorés pour l’année 2030. VideoSculpture XXV (Archons) anticipe un futur où il n’y a plus de devices et où les avatars sont généralisés. Les bots sont devenus nos amis imaginaires. À notre mort, nos avatars continuent d’exister. “L’usage des outils d’IA  renforce mon questionnement : dans un monde où la réalité devient relative, qu’est ce qui sépare l’authentique du synthétique ?”

En même temps que les intelligences artificielles se généralisent, l’artiste se saisit pleinement de leur potentiel créatif. White Cloud (2023) est ainsi quasiment intégralement créé à l’aide d’IA. La vidéo montre la vie d’ouvriers exploités dans une mine de terres rares en Chine. Bien que les questions soient liées à la géopolitique, à l’écologie et au capitalisme, le cœur du film repose sur le témoignage d’un mineur solitaire à la recherche d’un avenir meilleur. “J’ai voulu me rendre dans cette mine reculée et isolée en Mongolie Intérieure  C’est là que sont produites la majorité des terres rares utilisées dans la fabrication de tout ce qui est électronique dans le monde. En un sens cet endroit est central pour nos modes d’existence, il est pourtant inaccessible pour de multiples raisons. Les expert·es le décrivent comme un endroit  où l’exploitation de l’homme et de l’environnement est tragique. Ne pouvant m’y rendre physiquement, j’ai utilisé l’IA pour approcher au plus près du réel ce “black site” de la chaîne de montage de notre monde numérique. Bien que l’image du film soit synthétique, il repose sur le véritable témoignage d’un mineur sur place qui parle de ses conditions de travail et de sa vie. Prélevé sur Douyin (TikTok en Chine), ce témoignage sert de fil rouge au film.”

Le prochain travail de l’artiste continuera d’explorer cette post-vérité à l’heure de l’IA. “Je m’intéresse aux crisis actors. C’est un mouvement conspirationniste qui affirme que des meurtres de masse ou des attentats terroristes sont, en réalité, des mises en scène dans lesquelles seraient utilisés des comédien·nes se faisant passer pour des victimes. La question est maintenant de savoir comment la fiction dévore le réel.” Concentré sur ce prochain projet, Emmanuel Van Der Auwera porte déjà un regard incisif et peu rassurant sur l’avenir de notre société : “En fait, depuis plusieurs années nous participons à une immense expérience qui donne maintenant son fruit. Internet et les réseaux sociaux étaient un grand scanner. C’était une porte d’entrée pour aller au-delà de l’humain·e et de notre conception profonde de ce qu’est la vérité.”

Appel à projet

Une histoire, des projets ou une idée à partager ?

Proposez votre contenu sur kingkong.

Partager cet article sur

à découvrir aussi