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L’art numérique va-t-il pimenter la food ?

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Through his experience, Adrien Cornelissen has developed an expertise in issues relating to innovation and digital creation. He has worked with a dozen French magazines, including Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart and Revue AS. He coordinates HACNUMedia, which explores the changes brought about by technology in contemporary creation. Adrien Cornelissen teaches at higher education establishments and in the creative sector.

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Du théâtre à la danse, en passant par la musique ou les arts visuels, les technologies numériques ont désormais trouvé leur place dans l’ensemble des disciplines de la création contemporaine. Toutes les disciplines ? Non ! Car un domaine résiste encore et toujours aux technologies numériques (pour le moment du moins). En effet, la gastronomie – prestigieusement appelée art culinaire, populairement appelée food – n’a encore que peu expérimenté le potentiel créatif du numérique. Comment expliquer ce phénomène ? Quelles expériences ont déjà été tentées ? Que pourrait-on imaginer pour favoriser l’émergence de connexions entre arts numériques & food ?

Art & food, une esthétisation du monde

Assumons un postulat à cette analyse : art & food subissent les mêmes influences et suivent un même mouvement historique. Autrement dit, tous deux dialoguent l’un à l’autre. C’est en substance ce qu’explique David Morin Ulmann, enseignant au Food Design Lab de l’Ecole de Design de Nantes. “Il y a une porosité entre la food et l’art qui d’un point de vue anthropologique peuvent être analysés comme une forme de domestication du monde. L’être humain cherche à sublimer l’environnement qu’il transforme, on pourrait parler d’une esthétisation productive.” Si les courants artistiques pré-modernes sont destinés au sacré et au religieux (dans la peinture, la musique ou l’architecture par exemple), on observe le même phénomène avec la nourriture. “Il y a quelques siècles, boire du vin était destiné aux divinités. Dieu est omniprésent dans l’art et la food. Au fil du temps nous avons comme “laïcisé” l’art et la food.” Ces derniers forment un même reflet de notre société. “À chaque siècle, la gastronomie – aliments, rituels et routines – peut être comparée à un courant artistique. Prenez l’usage du mot food par exemple. C’est un mot anglais que tout le monde s’approprie. Il  est le symbole par excellence d’une pop culture où peu importe l’heure, le lieu, le jour de la semaine, on finit tous par manger les mêmes plats.” Suivant ce raisonnement, l’art contemporain trouverait donc son pendant dans la food contemporaine. David Morin Ulmann poursuit :  “La cuisine moléculaire conceptualise l’idée du goût des aliments. On est très proche de l’art conceptuel et d’un aspect performatif. Autre exemple, la tiny food incarne une sorte d’idéalisation de la nourriture. C’est un processus de spiritualisation de la nourriture. Idem pour la healthy food ou le végétarisme.” On observe également une idéalisation/spiritualisation dans le travail de bon nombre d’artistes actuel·les évoquant la Nature ou l’écologie.

©Bartosch Salmanski

Des technologies omniprésentes…

Si la food et l’art sont le reflet de notre société, comment se matérialisent-ils en 2023 ? Depuis les années 2000, l’art s’est fortement digitalisé en intégrant, à différents degrés, les technologies numériques au centre des disciplines artistiques. Cela a engendré une hybridation dans la création. La réappropriation des moyens de production – par la philosophie du logiciel libre, celle des fablabs équipés d’imprimantes 3D ou autres découpes laser – est une voie assumée par les artistes numériques. Aussi, comment ne pas évoquer l’arrivée des IA génératives dont les secousses, dans le secteur de l’audiovisuel par exemple, se font déjà sentir ? Enfin, dernière illustration s’il en fallait davantage, l’avènement et la structuration du marché XR (terme générique pour parler de la réalité virtuelle, augmentée etc) offrent désormais de nouvelles expériences immersives dans le domaine culturel et spécialement du spectacle vivant. Le constat est donc sans appel : le numérique fait intégralement partie de l’art contemporain !

©Bartosch Salmanski


Côté food maintenant. La digitalisation des outils se remarque indéniablement dans l’industrie food. Il y a d’abord les effets d’annonce, trop souvent fantasmés, comme lorsque McDonald’s annonce en 2022 le lancement de magasins en réalité virtuelle. Puis il y a des évidences : l’apparition récente de la FoodTech est un indicateur d’une réelle food digitalisation. Cette FoodTech désigne l’ensemble des entrepreneur·euses et des startups du domaine alimentaire (de la production au consommateurice final) qui innovent sur les produits, la distribution, le marché ou le modèle économique. Selon le rapport d’AgFunder, la FoodTech représentait en 2022, un marché mondial de 250 milliards d’euros pour plus de 4 000 startups dans le monde (environ 1500 en Europe dont plus d’une centaine en Belgique). Ces acteurices se réunissent un peu partout sur la planète à travers des événements d’ampleur internationale comme le FoodTech Summit à Mexico ou locale comme le FoodTech festival à Nantes. Désormais, le marché de la FoodTech semble être un eldorado bien structuré autour de différents secteurs : l’AGTech (développement des futures fermes agricoles), la Foodservice (amélioration des services pour les pros et particuliers), le coaching (accompagnement des consommateurices via des app), la Foodscience (innovation nutritionnelle et alimentaire) etc. Sans compter les nombreuses sociétés de conseils spécialisées et des Labs multifonctions – comme le Digital Food Lab à Paris ou le Smart Gastronomy Lab situé sur le site de la faculté de Gembloux Agro-Bio Tech en Belgique – qui proposent une offre d’incubation pour les startups ou des conseils aux entreprises souhaitant accélérer leur digitalisation.

… mais pas complètement dans la food

Justement, Dorothée Goffin, directrice du Smart Gastronomy Lab explique dans une interview publiée sur kingkong que “l’agro-alimentaire et l’alimentation sont les dernières grandes thématiques qui n’ont pas encore intégrés les technologies numériques. Or, il est important d’aller y chercher des solutions créatives pour mieux suivre les procédés de transformation des aliments ou le comportement du consommateur. Dans notre optique, l’alimentation technologique, ce n’est pas développer une cuisine hyper-connectée avec des robots qui mitonnent le repas à notre place (…)” Dorothée Goffin souligne tacitement un point important : il faut avouer que la robotisation des appareils ménagers et l’apparition des objets connectés – réfrigérateur, robot autocuiseur ou plateau connecté servant à définir le profil du consommateur (une expérience similaire à l’initiative du Smart Gastronomy Lab a été testée en 2022 au Kikk festival) – sont en passe de trouver leur place parmi les usages quotidiens. Ironiquement, l’offre pléthorique des appareils ménagers donne une certaine modernité à la “Complainte du progrès”, chantée par Boris Vian en 1956. Quoi qu’il en soit, les technologies telles qu’elles sont déployées dans le reste de la création contemporaine actuelle et précédemment citées sont encore loin d’avoir fait leur apparition dans les interstices les plus créatifs de la food (design culinaire, expériences sensorielles, croisement kinesthésique etc…). 

Inspirations réciproques

Le bilan est donc le suivant : La food & l’art numérique n’ont pas (encore) réussi à créer des passerelles. Pour autant, ce manque de transversalité ne signifie pas que les artistes numériques n’ont aucun intérêt pour la food. Loin de là ! Cette attention se manifeste quelquefois au travers d’une réinterprétation d’un genre artistique. Ainsi Table Props de l’artiste belge Alex Verhaest, est une série de natures mortes en vidéo – une assiette cassée, un verre renversé ou des miettes de pain – combinant technologie et esthétique classique. Cette mise en scène de la food apparaît comme de fines allégories de nos états psychologiques et met le doigt sur l’aspect culturel et social de la gastronomie. Autre exemple avec la série HyperChips d’Albertine Meunier dont toutes les images sont créées à partir d’un même prompt “Albertine Meunier mange des saucisses et des frites”. Ensuite des IA du type Dall-E ou Mid Journey génèrent des centaines de visuels revisitant ainsi l’art de l’autoportrait et en mettant en scène des aliments symboles d’une culture mondialisée. Comment ne pas mentionner, mEat me, l’incroyable performance de Therese Schubert qui questionne notre rapport à la viande et à notre propre corps. Dans ce travail, l’artiste fabrique un sérum extrait de son propre sang. Il est utilisé pour reproduire ses cellules musculaires et en faire une viande consommable. Therese Schubert déplace les frontières normatives et dissout les hiérarchies consuméristes entre humain·es et animaux en suggérant une nouvelle perspective sur l’approvisionnement alimentaire. Finalement ce sont peut être les fantasques foodscapes de Carl Warner qui pourraient le mieux résumer, non sans amusement, l’attachement particulier qu’entretiennent les artistes à l’imagerie food. 

© Albertine Meunier


Les industries culturelles et créatives témoignent également d’un engouement pour cette food culture. La vivacité des émissions de téléréalité ou des productions de cinéma est un exemple de cette proximité (de La Grande Bouffe aux Délices de Tokyo en passant par Ratatouille). L’émission Blow-up diffusée sur ARTE, montre combien le 7e art est prolixe et s’inspire de cet univers. L’industrie du gaming n’est pas en reste. Les fruits ingérés par PACMAN dès 1980, symbole d’une iconographie gaming, sont prémonitoires des dizaines de jeux vidéos publiés les 4 décennies suivantes (avec des succès comme Cooking Mama, Chef Life – A Restaurant Simulator ou Les Sims 4 : Au restaurant). L’intérêt des studios indépendants est tout autant passionnant à observer avec d’audacieuses propositions parues ces dernières années comme Venba (Visai Games) dont l’objectif est de cuisiner des plats oubliés suite à la migration d’une mère indienne en partance vers le Canada dans les années 1980. Ou le jeu Hot Pot for One (Rachel Li) qui propose d’incarner un personnage se retrouvant seul dans un pays étranger lors des fêtes de Noël. Pour faire face à cette situation émotionnelle, lae joueur·euse prépare un hot pot, plat traditionnel chinois. Deux jeux originaux qui soulignent la dimension interculturelle, l’aspect expérientiel de la food.

Les tentatives d’hybridations

Les démarches d’hybridation sont cependant plus rares. De manière un peu isolée, certain·es artistes à l’instar du duo Cuisine Sauvage imaginent des installations low tech totalement décomplexées. Comme cette Boudineuse à churros créée en collaboration avec l’artiste François Dufeil et réalisée à partir d’extincteurs voués au rebut. Il existe tout de même quelques structures initiant de réels croisements entre arts numériques et food. C’est le cas de l’Ososphère à Strasbourg qui pilote le projet ArtFoodLab. “L’ArtFoodLab a été lancé en 2019 avec l’idée de proposer un labo expérimental voué à perdurer.  L’objectif est de créer des aptitudes interdisciplinaires autour de la gastronomie. Une designer culinaire et des chefs sont ainsi associé·es à ce laboratoire et participent à plusieurs événements. On s’aperçoit que si on veut faire acte de création, il faut comprendre toute la chaîne de la gastronomie, toutes les étapes de fabrication… Ca permet de proposer des expérimentations très différentes sur la forme, la texture, le goût”, explique Thierry Danet, directeur de l’Ososphère. Des expériences qui s’inscrivent dans un tissu local ayant ses propres spécificités culturelles. “En 2022, l’ArtFoodLab a organisé un brunch avec des habitant·es de quartiers prioritaires de la ville de Strasbourg. Le fil conducteur était le moule à kouglof qui, à sa façon, raconte la ville et son histoire bien plus hybrides que les clichés qui sont véhiculés par le folklore. Pendant plusieurs semaines, nous avons collecté des recettes de famille chez nos voisin·es. Elles ont ensuite été réinterprétées par le chef et la designer culinaire à travers 17 recettes. Des impressions 3D avaient été intégrées dans l’élaboration des Kouglofs. C’était un travail sur la forme intéressant parce que nous avons inscrit cette forme dans les récits individuels et collectifs à partager. Nous avons tenté une approche sensorielle en mélangeant musique et food. Un kouglof permettait de déclencher des samples et donc de composer une partition sonore. Stéphane Kozik était aux commandes de cette performance qu’il a ensuite renouvelée en embarquant les convives dans une composition à la fois musicale et dansante à partir des sons piochés dans la préparation en direct d’une tarte aux pommes et un smoothie.” Stéphane Kozik est précisément un habitué du genre : dans Digital Breakfast, il détourne avec son compère Arnaud Eeckhout l’univers du petit déjeuner. Ils créent un monde sonore et visuel surréaliste, composé de matériel de cuisine et d’aliments transformés en instruments de musique numériques proposant ainsi une recherche narrative.

Des expériences gastronomiques immersives

L’usage de dispositifs lumières s’inscrit également dans une recherche narrative. Dans certains cas, le mapping devient un outil invitant à une expérience multisensorielle. En 2022, le Mapping festival de Genève programmait plusieurs repas immersifs. La Cène proposait en une expérience multimédia-culinaire réinterprétant l’œuvre “La Divine Comédie” de Dante. Les convives se laissaient guider par une narration traduisant la descente en enfer, le purgatoire et le Paradis. Des vidéos et des projections animaient les assiettes et l’espace scénographique. D’autres structures prennent aussi conscience du potentiel des dispositifs immersifs dans la food. 
L’arrivée de la XR (réalité virtuelle, réalité augmentée…) a conduit à quelques expériences captivantes. L’Artechouse, une galerie implantée aux Etats-Unis et entièrement dédiée au mapping, a intégré la technologie AR à la carte des cocktails de son bar. Chaque boisson scannée déclenche sa propre animation et assure le spectacle auprès d’une clientèle venue justement chercher une expérience singulière. Autre tentative marquante : Aerobanquets RMX, présentée en 2022 à la Miami Art Week, est une expérience de réalité mixte créée par l’artiste Mattia Casalegno et le chef Chintan Pandya. Inspiré par “The Futurist Cookbook de F. T. Marinetti”, une collection de recettes surréalistes et utopiques des années 30 sont proposées. Dans cette expérience gastronomique immersive, les textures et les saveurs sont restituées dans des scènes virtuelles mais conçues et dégustées dans la vie réelle. “Les  sens sont plus ouverts. Vous êtes plus attentif·ve et conscient·e de ce que vous mangez”, explique Mattia Casalengo au journal Artnet News. “La réalité virtuelle est une façon d’étendre les sens et de se  concentrer davantage sur le goût et la texture.” De la à parler de food augmentée, il n’y a qu’un pas…

©Bartosch Salmanski

De quoi demain sera fait ?

Restons tout de même les pieds sur Terre. À l’heure actuelle, les coopérations entre artistes numériques et professionnel·les de la food sont encore rares. Comment favoriser l’émergence de nouvelles connexions ? D’abord en levant quelques freins existants. Si d’aucun·e pourrait croire les technologies numériques incompatibles aux normes hygiéniques et sanitaires de la food, cela ne semble pas vraiment un problème : “Rien n’est insoluble. Certes, il y a des règles drastiques mais ce n’est qu’une question de bonne volonté et de professionnalisme. Dans le domaine de l’art il y a toujours des règles importantes et contraignantes, en termes de sécurité ou d’accessibilité par exemple. Et pourtant on arrive toujours à aller de l’avant”, explique Thierry Danet. 


Le principal challenge résulte dans la capacité à rassembler artistes et acteurices de la food. À ce titre, les tiers-lieux, fablabs, établissements culturels et autres Labs sont des points d’ancrage sur les territoires et des maillons essentiels pour impulser une dynamique créative. Thierry Danet fait le même constat. “Il faut que les structures des arts numériques soient moteurs. Quand nos réflexions auront davantage avancé, nous irons mobiliser des chef·fes cuisiniers reconnu·es dans le Grand Est. On tentera de bousculer leurs pratiques en les confrontant avec des artistes. Il y a vraiment quelque chose à faire. Le risque serait de confondre les choses et de réduire la dimension artistique au dressage alors même que la gastronomie est un lieu privilégié de partage des questionnements artistiques au niveau intime et collectif. Mais en intégrant tous les acteurices d’un territoire, on pourra faire naître de nouvelles réflexions créatives.” David Morin Ulmann abonde ce besoin de transversalité et de partage des connaissances. “Je remarque que dans certaines écoles, les options média et food sont séparées. Il y a un esprit corporate qui entretient une absence de transversalité et un manque d’intérêt pour les technologies numériques. On demande  aux étudiant·es de faire des expérimentations UX sans forcément maîtriser  les outils numériques et leurs usages.” Des défis qui n’ont rien d’insurmontable. Mais disons-le franchement : il y a du pain sur la planche !

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