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Portrait 6 minutes de lecture

Stéphanie Roland, fouiller les œuvres du futur

Auteurice de l’article :

Marie-Flore Pirmez

Véritable vorace de podcasts et de documentaires, Marie-Flore croit fermement en un renouveau du journalisme écrit grâce aux multiples opportunités du web et des magazines longs formats. Lorsqu'elle enlève sa casquette de journaliste, vous risquez de la croiser en train de randonner ou dans un studio de yoga.

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Artiste visuelle et cinéaste, la Belge Stéphanie Roland ancre son travail entre le documentaire et l’imaginaire. Elle puise son inspiration dans divers champs scientifiques, de l’écologie à la géologie, en passant par le cosmos. Grâce à une obsession pour les anticipations, révélatrices du fonctionnement présent de nos sociétés, ses réalisations interrogent les structures (in)visibles et la notion de temporalité.

À quelques coups de pédale de la gare de Bruxelles-Midi, dans le quartier d’Anderlecht, nous poussons la porte de chez POELP. Un espace de création et d’expérimentation pour artistes où Stéphanie s’est installée il y a un peu plus d’un an et demi. Son “safe space” comme elle aime à le dire. Sur les murs, quelques photos, des bouts de cartes géographiques et autres croquis. Lorsqu’elle ne lit pas des papiers du Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour se tenir au courant des dernières avancées en sciences, elle épingle une partie de ses réflexions pour les avoir concrètement à portée de main. “J’ai également un tas de carnets de notes dans lesquels je rassemble les choses et les lieux qui retiennent mon attention, décrit-elle. À un certain moment, parfois, après plusieurs années d’annotations et de lectures, ces idées s’entrecroisent et les planètes s’alignent enfin.” Sur un élan, une intuition souvent, Stéphanie se lance alors dans un nouveau processus de création artistique, aujourd’hui plutôt audiovisuel.

Autodidacte de bien des manières, c’est d’abord par la photographie que Stéphanie Roland s’exerce. Elle se souvient de ses premiers stages d’initiation à la chambre noire lorsqu’elle n’avait que 13 ans. Enfant, mais déjà fascinée par le phénomène de révélation. Originaire du Hainaut, elle obtient un diplôme à La Cambre, à Bruxelles, avant de déménager à Berlin pour étudier à l’Université des Arts (UDK). C’est là qu’elle développe sa pratique artistique actuelle, avant de revenir poser ses bagages dans la capitale belge. Dans un premier temps, ses travaux restent photographiques. Stéphanie s’attache à dépeindre des sujets plutôt formels. Beaucoup de portraits abordant des thématiques liées au temps qui passe, à la famille, aux origines. Touche-à-tout malgré elle, l’artiste se sent rapidement coincée dans ce seul médium. “La photographie est un moyen d’expression fabuleux que beaucoup exploitent à merveille, mais j’ai trouvé dans la vidéo un moyen d’intégrer bien d’autres pratiques artistiques auxquelles je voulais m’essayer. J’aime créer avec une large diversité de médiums qui peuvent dialoguer entre eux.”

Aujourd’hui, les narrations que conçoit Stéphanie Roland lui demandent d’emprunter une approche multidisciplinaire. Photographie, vidéo, sérigraphie, sonore, tissu, intelligence artificielle et nouvelles technologies. Stéphanie précise que si elle se présente en tant qu’artiste visuelle, elle préfère le titre de filmmaker à celui de director. Dans la langue française, ces deux termes renvoient à la fonction de réalisateurice ou de cinéaste, mais les nuances anglophones sont un peu plus spécifiques. “Être ‘director’, ça implique de diriger d’énormes équipes sur des productions à grande échelle. Alors que ‘filmmaker’, ça induit plus une notion de bricolage et d’artisanat avec l’audiovisuel dans laquelle je me retrouve beaucoup. Même si cela m’arrive de créer des œuvres immatérielles.”

Durant notre échange, Stéphanie revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur l’art conceptuel qu’elle affectionne particulièrement. Ce mouvement artistique débute dans les années 1960 et marque une rupture entre art moderne et art contemporain. Un nouveau champ des possibles s’ouvre alors : l’objet d’art se sépare de l’œuvre d’art, c’est le concept ou l’idée qui prime. “Mes œuvres touchent souvent au futur et à des choses immatérielles comme des produits financiers ou des îles fantômes, mais leur impact dans le monde est réel et je les représente par des médiums qui sont intrinsèquement liés à leur matérialité. C’est vrai que je peux devenir très enthousiaste lorsque je tombe sur un catalogue d’œuvres immatérielles dans un musée, par exemple, mais je sais aussi que je ne pourrais pas être une artiste conceptuelle. J’adore le fait que des œuvres soient considérées comme de l’art uniquement par la représentation mentale qu’on s’en fait, mais il y a un moment où l’envie me démange de les concrétiser.”

Je pense que j’aurais du mal à gérer la spatialité que demandent des pratiques comme la sculpture. J’aime me dire que je pourrais me balader avec toute ma carrière artistique sur une clé USB.

Plutôt minimaliste dans l’âme, Stéphanie Roland nous confie un élément de taille : “Créer des films, ça représente un boulot monstre. Du concept à la réflexion critique que l’on veut y adjoindre, en passant par l’écriture de la narration, les repérages qui se font parfois à l’étranger, la recherche des intervenant·es et des acteurices, les tournages, le montage, les effets spéciaux. Ce que j’apprécie le plus avec la vidéo, c’est qu’en fin de route, cette montagne de travail se retrouve stockée sur un fichier de quelques gigaoctets. Je pense que j’aurais du mal à gérer la spatialité que demandent des pratiques comme la sculpture. J’aime me dire que je pourrais me balader avec toute ma carrière artistique sur une clé USB”.

Voyage voyage

Autre dimension prédominante dans l’approche artistique de Stéphanie Roland : un regard réflexif posé sur l’ailleurs. “Avec mes parents, on bourlinguait peu en Belgique, mais je me souviens de nos aventures dans les pays de l’Est ou bien aux États-Unis. Mon père est originaire de Micronésie* et bien que je n’y sois jamais allée, j’ai aussi baigné dans ses récits d’ailleurs. Ça fait que j’ai toujours été inspirée par le voyage, les vacances, le repos, ce que ça représente pour les gens.” L’artiste visuelle est amenée à bouger très régulièrement, que ce soit quand elle participe à des résidences d’artistes ou lorsque son travail est présenté dans des festivals internationaux ou de grandes institutions muséales : Musée du Louvre, Biennale Internationale d’Art de Kampala, Belfast Photo festival, Month of Photography de Los Angeles, Biennale de Venise… Mais aujourd’hui, elle tente de voyager pour d’autres raisons que le tourisme de masse dont elle veut se détacher, souvent en marchant d’ailleurs.

Elle poursuit en citant la référence d’un livre qu’elle apprécie beaucoup, “Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?” de Pierre Bayard. Elle parle aussi de Dennis Oppenheim, artiste phare du Land art, cette tendance de l’art contemporain qui utilise le cadre et les éléments naturels et dont certaines œuvres disparaissent avec l’érosion ou les phénomènes climatiques. Mais l’artiste belge imagine également des odyssées plus sombres, comme dans sa création “Science-fiction Postcards“. À première vue, ces cartes postales semblent noires et bien opaques. Mais lorsqu’on les touche ou qu’on les place près d’une source de chaleur, grâce à une encre thermochromique, une image se dévoile. Des vues satellites d’îles qui, selon les prévisions scientifiques, sont amenées à disparaître au cours des prochains siècles en raison de la montée des eaux. Au verso, un cachet de la poste situe la date d’envoi dans un futur lointain. “Je ne fais pas de la pédagogie scientifique, mais parfois les sciences sont vectrices de récit. Pour cette installation, j’ai travaillé avec des géographes et des programmes de prédiction sur le réchauffement climatique.” Une œuvre peut-être loin de la science-fiction que vous aurez l’occasion de voir lors de l’exposition Capture #2 au Pavillon, à Namur, du 23 septembre 2023 au 14 janvier 2024. On ne vous en dévoile pas plus, mais Stéphanie Roland y présentera bien sûr d’autres de ses réalisations.

Zone de faille

Actuellement, non loin de la science-fiction, l’artiste travaille sur un projet de long-métrage documentaire qui traite de la faille de San Andreas, située en Californie. Le système de failles de San Andreas a enregistré de nombreux séismes, mais c’est certainement celui de 1907 qui reste dans les mémoires au vu des dégâts humains et matériels. “Il s’agit de mon premier projet de long métrage, il s’intitule “Drop ! Cover ! Hold on !“. Je viens d’ailleurs de recevoir une subvention pour l’écriture et les repérages de la part de l’asbl Gsara qui soutient la production d’œuvres cinématographiques. Avec ce film, je souhaite parler de géologie, mais aussi de fissure et de son sens métaphorique. La faille de San Andreas passe notamment par les grands studios de cinéma. C’est un projet dans lequel je veux inverser la hiérarchie habituelle entre les protagonistes de nos films occidentaux.”

Des scientifiques qu’on ne considère pas comme essentiel·les, des minéraux qui prennent la parole, des figurant·es qui deviennent de grand·es acteurices et inversement. Stéphanie Roland entend faire de ce film une zone de faille, avec des interruptions, des décalages entre son et image. “Je ne veux pas m’approprier un matériel scientifique sans l’être. C’est l’esthétique et la narration qui me parlent, mais je ne veux pas que mon travail reste dans la contemplation.”

* Une des trois grandes régions traditionnelles de l’Océanie qui comprend actuellement les États fédérés de Micronésie, les îles Marshall, Kiribati, Mariannes, Palaos, Nauru et Guam.

Ce contenu vous est proposé dans le cadre de Propulsion by KIKK, un projet de sensibilisation au numérique pour et par les femmes.

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