1
Article 6 minutes de lecture

Les impensés du processus créatif : grand écart en tension

Auteurice de l’article :

Jil Theunissen

Évoluant entre droit, médias, culture et nouvelles technologies, Jil s’est récemment lancée dans la collection officielle de casquettes. À ses heures perdues et souvent pendant la nuit, elle rédige différents contenus allant de la chronique au texte de loi, et développe des projets un peu hybrides mixant les diverses disciplines mentionnées ci-dessus.

en savoir plus

Comment l’espace et le temps influencent-ils nos processus créatifs ? De quelle manière ces dimensions sont-elles vécues et mobilisées au sein des lieux dits “créatifs”, qu’ils soient hubs ou autres tiers-lieux ? C’est l’objet de la thèse de doctorat de Véronique Dethier, chercheuse et désormais Docteure en sciences de gestion à l’Université de Namur.

Si pour beaucoup, la créativité se pratique plus qu’elle ne s’analyse, et si les lieux créatifs s’expérimentent davantage qu’ils ne s’expliquent, une fois n’est pas coutume, c’est dans la théorie que kingkong se plonge aujourd’hui. Plus précisément dans 163 pages de thèse de doctorat au carrefour entre les sciences de gestion et la philosophie, abordant les dimensions spatio-temporelles de la créativité. 163 pages que votre média poilu a soigneusement lues et tenté de décortiquer, puis de diviser par 80 pour arriver à (presque) 7000 caractères d’explications, certes un peu perchées, parfois librement déduites, mais croyez bien qu’il a fait de son mieux. Pour une lecture plus longue mais de première main, la thèse est disponible ici.

Le TRAKK, voyage en polarité

La recherche prend place dans le cadre du TRAKK, hub créatif namurois, dont l’UNamur est l’un des partenaires fondateurs. À ce titre, l’Université a notamment pour mission d’explorer ce qui s’y déroule en termes de déploiement de la créativité.

Rapide rappel du décor pour qui n’en est pas familier·e : le TRAKK, c’est un espace hybride créé par le BEP, le KIKK et l’Université de Namur. Pensé comme un écosystème dédié aux industries culturelles et créatives, ce tiers-lieu abrite des bureaux, un coworking, des espaces de conférence et d’ateliers, et des infrastructures dédiées à la création numérique, notamment un fablab. S’adressant tant aux entrepreneur·euses qu’aux artistes, aux étudiant·es qu’aux habitant·es du quartier, le projet (et avec lui les équipes qui le gèrent) opère un grand écart permanent entre entrepreneuriat, innovation, inspiration et expérimentation, tentant d’articuler avec plus ou moins de souplesse les logiques et dynamiques parfois contradictoires qui le traversent.

Tout un programme donc, dans lequel on perçoit l’un des éléments inhérents à la créativité et aux lieux qui l’accueillent, central dans la recherche qui nous occupe : son aspect résolument dynamique, en tension, activé par la rencontre et la confrontation entre mondes et logiques opposées.

C’est notamment ces forces et tensions qu’a voulu isoler, décrire et analyser Véronique Dethier dans sa recherche, en explorant de quelle manière tant l’espace que le temps s’y illustrent. Elle a été accompagnée dans ce processus par ses deux promotrices, Prof. Claire Lobet-Maris et Prof Anne Wallemacq, UNamur.

© Conrad Poirier

Une perspective phénoménologique

Partant du postulat que la créativité se vit plus qu’elle ne s’observe, et que ses dynamiques s’appréhendent non seulement par la pensée mais aussi par les sens et les émotions, V. Dethier adopte pour sa recherche une approche basée sur l’expérience vécue des utilisateurices du TRAKK. Sa recherche s’est donc construite sur base d’entretiens avec les occupant·es du hub, interrogé·es sur leur vécu du processus créatif et de l’espace autour d’elleux, via des questions sollicitant tant la pensée que le ressenti, qu’il soit émotionnel ou sensoriel.

Les espaces temps vécus du processus créatif

Ces entretiens ont notamment permis d’analyser les étapes de la génération d’idées et sa relation avec le temps et l’espace. Se basant sur les témoignages de 16 professionnel·les de la création, la chercheuse a mis sur pied une modélisation inédite des étapes du processus créatif, développées en “espaces temps vécus”. 

Au nombre de cinq, ces espaces temps fonctionnent comme des instantanés, qui décrivent chaque étape du processus sous ses différentes facettes (cognitive, sensorielle, émotionnelle, spatiale et temporelle), identifiant de manière concrète les sensations, mouvements et états d’esprit expérimentés et leur relation avec le temps et l’espace. En résulte une description incarnée et imagée du processus, mobilisable au niveau tant individuel que collectif.

La chercheuse le souligne, le but du modèle n’est pas de “prêcher la bonne parole” auprès d’un public créatif déjà averti en lui expliquant comment penser (à la manière de certains coachs autoproclamés qui ont le chic de hérisser le poil de votre grand singe préféré) mais de servir d’outil pour appréhender différemment un processus qu’iels mobilisent constamment sans pour autant l’intellectualiser : “Cette recherche permet de mettre des mots sur un processus impensé, sur des choses qu’on fait, qu’on sait qu’on fait, mais qu’on ne verbalise pas”.

© Véronique Dethier et Charlotte Jeuniaux
* [ET] = Espace-temps
© Véronique Dethier et Charlotte Jeuniaux
* [ET] = Espace-temps

Un lieu en polarité

La recherche vise également à traduire l’aspect “polarisé” de la créativité, comprise comme un processus dynamique activé par des forces contraires, et d’analyser comment un bâtiment peut être ressenti comme “activateur” de ces dynamiques.

À cet effet, s’inspirant des travaux du philosophe et sinologue François Jullien, la thèse envisage les hubs créatifs comme des “entre-deux”, des espaces “d’écart” permettant de mettre des forces opposées en tension.

La chercheuse analyse notamment les oppositions propres au bâti du lieu, explorant par exemple l’alternance entre espaces ouverts et fermés, ombre et lumière, lieux solitaires ou collectifs. Elle aborde également l’écart qui existe entre les sphères de compétences en présence : dans le cadre du TRAKK, le projet s’étire entre l’économie et le management d’un côté ; l’expérimentation, l’art et la création de l’autre. Abordant les éloignements parfois importants entre ces courants, elle identifie également les forces que leur mise en résonance permet d’activer et des potentielles manières de les concilier. Elle met notamment en avant l’utilité de lieux “frontières”, symboliques, qui permettent de faire le lien entre des normes et références qui se confrontent, citant au sein du TRAKK le fablab, l’espace de conférences, la cuisine commune ou encore le coworking. Des lieux dont elle souligne tant la nécessité que la fragilité.

© Véronique Dethier et Charlotte Jeuniaux

Penser la tension comme un paysage chinois

Cette conception des lieux comme des écarts, c’est dans les travaux du philosophe François Jullien qu’on la trouve spécifiquement. Celui-ci investigue la pensée chinoise et détaille notamment le concept de paysage pour développer une compréhension de l’espace en polarité. En chinois, le mot paysage se dit “montagne(s) – eau(x)”. Le philosophe relève que jusque dans sa dénomination, le lieu y est pensé comme un écart entre deux pôles, comme un “entre” entre deux extrêmes qui, se mettant en tension, déclenchent une montée en intensité des éléments et permettent à la nature de se développer dans toute sa force et son hasard.

Dans cette compréhension, les tensions au sein des lieux ne sont plus envisagées comme des problèmes à résoudre mais comme une nécessité au déploiement. Une vision peu commune en management, mais qui trouve tout son sens dans le cas qui nous occupe, comme le soulève V. Dethier : “Il y a souvent en sciences de gestion cette idée que dès qu’une tension entre deux éléments existe, il faut la résoudre. Or, dans le concept d’espace en polarité, le principe est inverse : il ne faut pas résoudre cet “entre” mais au contraire le cultiver”.

Dans ses travaux, Jullien appuie également sur le caractère incertain et aléatoire des créations de cet “entre”, nécessitant une certaine confiance, un lâcher-prise face à ce qui adviendra. L’appliquant aux lieux créatifs, la chercheuse souligne : “L’idée n’est pas de planifier un résultat précis. Nous sommes là pour poser des conditions d’émergence, et qu’ensuite les gens s’en emparent”.

© “Face à la lune” – Ma Yuan (fin XIIe-déb. XIIIe s.)

Laisser ouvert le champ des possibles

Que retenir de ce travail ? Déjà qu’une thèse mixant gestion, philo, socio et créativité, c’est plutôt technique et résolument impossible à résumer en 7.000 signes. Qu’on vous la conseille donc dans sa version originale, pour en saisir toutes les subtilités.

Ensuite, que la créativité, ses processus et ses lieux sont dynamiques, mouvants, faits de tensions, de forces, de courants venant intensifier le déploiement d’idées et d’inspiration. Mouvements qu’il s’agit d’encourager et d’alimenter, notamment au travers des tiers lieux, espaces en polarité par excellence.

Enfin qu’il faut rester attentif·ves à ne pas trop penser l’impensé. Si la recherche permet de clarifier les processus créatifs et les possibles manières de les stimuler, un délicat équilibre reste à maintenir entre ce que l’on permet et ce que l’on attend. Le propre de la créativité réside dans son aspect aléatoire, incertain, fondamentalement libre. Si l’on peut donc tenter d’en cerner les contours pour soutenir son déploiement, prévoir des chemins trop balisés risquerait de l’inhiber. 

Pour aller plus loin :

V. DETHIER, “L’expérience spatio-temporelle de la créativité : les impensés du processus créatif”, 2022, UNamur. et, plus largement, les ressources de l’Unamur sur le TRAKK.

Dans un autre style, on vous conseille également le récent podcast de Samah Karaki “Votre cerveau – la créativité”, une petite heure pour se dégourdir les méninges et aborder notamment les liens entre créativité, contrainte et incertitude.

Et si c’est la philo chinoise et les écarts en tensions qui vous intéressent :  F. JULLIEN, “Vivre de paysage ou L’impensé de la raison”, 2014, Grasset ; et F. JULLIEN, “L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité”, 2012, Pratiques, 253.

Appel à projet

Une histoire, des projets ou une idée à partager ?

Proposez votre contenu sur kingkong.

Partager cet article sur

à découvrir aussi