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Justine Emard, human after all ?

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Through his experience, Adrien Cornelissen has developed an expertise in issues relating to innovation and digital creation. He has worked with a dozen French magazines, including Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart and Revue AS. He coordinates HACNUMedia, which explores the changes brought about by technology in contemporary creation. Adrien Cornelissen teaches at higher education establishments and in the creative sector.

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“Qu’est-ce que la vie ? Comment peut-on la simuler ? La simuler peut-il aider à la comprendre ?”… Trois questions rhétoriques, énoncées sur un ton malicieux par Justine Emard, et qui font certainement la synthèse de son riche travail artistique.

Justine Emard compte déjà une vingtaine d’installations et performances à son actif. Elles ont déjà été présentées dans des établissements et événements de renom (104 à Paris, Mori Art Museum à Tokyo, Elektra à Montréal ou ZKM à Karlsruhe). En quelques années, l’artiste française, également artiste-professeure invitée au Fresnoy, fait figure d’experte dans son domaine : l’exploration du vivant et des interactions possibles avec des systèmes numériques, notamment des formes de vies artificielles. Présentation d’une artiste qui, en multipliant les collaborations atypiques, questionne les frontières de notre humanité. De quoi poser la question en d’autres termes : human after all ?

C’est dans son studio d’Aubervilliers à Poush (un ancien datacenter) que Justine Emard imagine ses installations et performances mêlant disciplines artistiques (films, sculptures, programmation…) et scientifiques (neurosciences, intelligence artificielle, robotique…). La formation de Justine Emard – un cursus à l’école des Beaux Arts de Clermont Ferrand et un Master 2 en gestion de projets culturels – ne la destinait pas nécessairement à ces environnements pluridisciplinaires, à l’intersection de l’art et de la science. Et pourtant, “à la sortie de mes études, j’ai été en résidence dans un centre de réalité virtuelle. J’ai été intéressée par la possibilité de simuler la réalité grâce à des outils numériques. Ensuite, j’ai collaboré avec le laboratoire de Takashi Ikegami au Japon (ndlr Université de Tokyo). Le labo se concentre sur la vie artificielle et la robotique”, explique Justine Emard*. Une rencontre qui sonnera comme l’élément déclencheur de sa recherche et de sa production artistique.

Interactions avec des machines anthropomorphes

À partir de cette expérience, l’interaction entre êtres humains et systèmes numériques va devenir le fil d’ariane de l’artiste. “Comment intégrer un système de vie artificielle dans un corps robotique ? Qu’est ce que cela génère comme interactions ? Quelles émotions ressentons-nous lors d’une rencontre avec une machine intelligente ?” Cette première étape dans le travail de l’artiste va se matérialiser dans un corpus autour de la robotique anthropomorphe. Dès Reborn (2016), première étape de cette recherche, Justine Emard engage une collaboration avec l’acteur et danseur japonais Mirai Moriyama, auquel elle propose d’improviser au regard des mouvements d’un robot expérimental nommé Alter (créé par Ishiguro Lab de l’Université d’Osaka).

Puis, dans ce sillage naît l’installation vidéo Co(AI)xistence (2017), un échange entre un danseur et un robot qui développe son propre comportement en temps réel, au contact de l’être humain. Ce système intègre déjà des notions complexes de deep learning (auto apprentissage de la machine) et sera perfectionné sur d’autres installations. Co(AI)xistence a également le mérite d’explorer une vision alternative de la coexistence harmonieuse entre une IA et un être humain, loin des clichés conflictuels notamment véhiculés dans l’imagerie populaire par le cinéma de science-fiction. “Je délivre mon interprétation du réel et je n’encourage pas les spéculations autour de l’intelligence artificielle. J’essaye de m’éloigner des stéréotypes en proposant des perspectives nouvelles. Le côté anthropomorphique de Co(AI)xistence m’a permis d’explorer la projection émotionnelle mais j’ai rapidement compris que je pouvais aller plus loin en ne m’attachant pas à la reproduction des comportements humains.”

Co(AI)xistence – Justine Emard  – 2017 – Vue d’exposition à la cinémathèque québécoise, Montréal 
 photo by Mike Patten © Adagp, Paris

Interactions avec d’autres formes de vie

La suite du travail de Justine Emard évolue justement vers l’exploration des interactions entre les êtres humains et des formes de vie non anthropomorphique. Sa remarquable installation Supraorganism (2020) s’intéresse aux systèmes organisés des essaims et à l’intelligence collective des abeilles. “J’ai observé les comportements d’un essaim à partir de données collectées in situ (vidéos, datas…). Je voulais pousser les capacités de computation pour voir jusqu’où on pouvait extraire un comportement, étudier ce qui ce passe pour les abeilles et leur communauté. Le but final était de générer des prédictions de comportements d’abeilles et de l’essaim.”

Le résultat, perfectionné dans sa forme suite à une résidence au prestigieux ZKM de Karlsruhe, est spectaculaire : l’installation, composée de verre soufflée, de moteurs, de leds et de sons organiques, reproduit les comportements d’un essaim. La diffraction du verre dans l’espace et les reflets qui sont diffusés sur les murs de la pièce d’exposition donne également une cohérence au projet artistique. “Dans Supraorganism, il y a cette idée de la présence au monde et de comment l’être humain est pris en compte dans l’espace de l’installation. D’ailleurs, j’aime dire que ce n’est pas une installation interactive mais réactive car l’organisme “vivant” peut décider de réagir ou non à la présence du public”.

Interactions avec des entités abstraites

Toujours plus loin dans la recherche de l’abstraction, ses derniers projets questionnent les traces laissées par l’humanité et nos interactions avec cette mémoire. C’est notamment le cas avec l’installation Hyperphantasia (2022). Étymologiquement, le mot phantasia évoque l’imagination, la représentation. L’aphantasia évoque l’incapacité pour une personne de se représenter des images mentales. À l’inverse, “l’hyperphantasia est une capacité d’imagination tellement vive qu’elle prend une dimension supérieure à la réalité. J’ai voulu confronter cette notion aux technologies numériques.”

L’expérience Hyperphantasia va se construire autour des images de la grotte Chauvet Pont-d’Arc, réputée pour contenir des milliers de peintures pariétales. À partir de ces données picturales, un réseau de neurones est entraîné à générer de nouvelles images de la préhistoire. “J’ai établi plusieurs corpus d’images pour produire des scénarios. J’ai travaillé avec Jean-Michel Geneste, un des plus grands spécialistes des peintures rupestres. Ce qui m’intéresse, c’est de partir du réel en respectant les données scientifiques avant de prendre des chemins créatifs.” Hyperphantasia se matérialise dans un film d’images pariétales totalement imaginées par une intelligence artificielle. Avec ce projet, l’artiste confronte les êtres humains à leur propre création, à leur histoire, à leur imagination, en connectant 38.000 ans de technologies de l’image.

Hyperphantasia des origines de l’image – Justine Emard – 2022
Une production Le Fresnoy, studio national des arts contemporains © Adagp, Paris

Cette recherche est étendue à d’autres champs comme lors de sa dernière résidence à l’Observatoire de l’Espace, laboratoire culturel du CNES. “Je m’intéresse à l’origine de l’image dans le cerveau avec un projet qui permet d’imprimer en 3D des rêves. J’ai commencé par être mon propre cobaye en enregistrant l’activité de mon cerveau. Grâce au CNES, j’ai pu accéder aux rêves d’astronautes qui dorment dans l’ISS. J’ai établi un répertoire des rêves dans l’espace grâce à la complicité de Rachel Debs, la neurologue responsable de l’expérience.”

Au total, ce sont 23 rêves qui ont été répertoriés. Quelques-uns sont matérialisés dans l’installation interactive 3D Somnorama I. Les états de consciences successifs génèrent un paysage mental et le sommeil devient un environnement tangible où interviennent lumière, mouvement et vibrations et dans lequel le public peut évoluer à l’aide d’un joystick. Ces deux derniers travaux questionnent brillamment l’origine des images et ce qu’elles provoquent en nous, comment nous interagissons avec elles. Se faisant, et au regard de l’ensemble de son corpus d’œuvres, Justine Emard a ce rare pouvoir de nous mettre face à notre miroir et de nous plonger dans l’essence de notre humanité.

Somnorama I (nuit N°6 –  rêves de 19 à 23) – Justine Emard – 2023
Cette œuvre est réalisée dans le cadre de la résidence hors les murs de l’Observatoire de l’Espace, le laboratoire culturel du CNES (Centre national d’études spatiales) © Adagp, Paris

*Toutes les citations de Justine Emard sont tirées d’une interview réalisée spécialement pour ce portrait

Ce contenu vous est proposé dans le cadre de Propulsion by KIKK, un projet de sensibilisation au numérique pour et par les femmes.

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