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Portrait 6 minutes de lecture

Boris Eldgasen, promptographe disruptif

Auteurice de l’article :

Marie-Flore Pirmez

Véritable vorace de podcasts et de documentaires, Marie-Flore croit fermement en un renouveau du journalisme écrit grâce aux multiples opportunités du web et des magazines longs formats. Lorsqu'elle enlève sa casquette de journaliste, vous risquez de la croiser en train de randonner ou dans un studio de yoga.

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Avant, il se présentait en tant qu’artiste photographe. Aujourd’hui, le Berlinois se dit surtout “promptographe”. De son récent refus d’un prestigieux prix de photographie à son exploration de la conscience humaine, en passant par le virage de son processus créatif vers l’intelligence artificielle (IA), rencontre avec un artiste d’un nouveau genre.

“Les images générées par l’IA et la photographie ne devraient pas être en concurrence dans le cadre d’un prix comme celui-ci. C’est pourquoi je n’accepterai pas le prix. J’ai posé ma candidature pour savoir si les concours étaient prêts à réagir aux images d’IA, et la preuve est que non”, écrit Boris Eldagsen sur son compte Instagram mi-avril. Comme nous vous en parlions sur kingkong dans un de nos derniers articles, primé lors des derniers Sony World Photography Awards, l’artiste allemand a refusé sa récompense, révélant que son image a été créée grâce à l’IA. Une démarche disruptive pour soulever une conversation essentielle tant pour l’art que nos démocraties.

“Depuis mon refus, le concours m’a supprimé de sa page web et de l’exposition dédiée aux lauréat·es, sans aucun commentaire, regrette Boris Eldagsen. Personne au sein de l’organisation n’a cherché à discuter avec moi lors de la cérémonie de remise de prix pour laquelle j’ai fait le déplacement. J’ai même pris le micro pour expliquer ma démarche. Comment vont-ils faire l’année prochaine lorsqu’iels recevront une tonne de candidatures avec des images provenant d’IA toutes catégories confondues ?” Il y aurait pourtant tellement de manières d’adresser le sujet : exprimer un positionnement clair, qu’il soit pour ou contre l’IA au sein d’un concours de photographie, ouvrir une catégorie spéciale pour les créations issues de ces technologies, inviter les grand·es décisionnaires de la photographie autour de la table et susciter le débat… “Nier le problème, c’est tout simplement faire l’autruche sans admettre que le monde de la photo n’est pas prêt à réagir au Big Bang de l’IA”, poursuit-il.

Bien que le cliché qu’il présente au concours – “The Electrician”, issu d’une série qu’il intitule “Pseudomania” – semble photoréaliste, le portrait de ces deux femmes en noir et blanc au style début 20ème siècle présente plusieurs défauts typiques de l’IA : les pupilles de l’une se dirigent dans des directions différentes, certains ongles semblent absents sur le bout de ses doigts, la robe de l’autre se fond dans la peau de son bras. Boris Eldagsen confie que son cliché aurait pu être identifié comme créé grâce à une IA, mais lorsqu’il apprend sa victoire, il ne paraît pas non plus surpris.

Très critique quant au silence radio du concours, de son côté, l’artiste se proclame pro-IA. Mais il veut avant tout se garder d’un amalgame hasardeux : “La photographie et l’IA sont deux univers bien différents. Il y a peu, Christian Vinces, un collègue photographe péruvien, a suggéré le terme de ‘promptographe’ que je trouve très parlant car il fait référence au mode de production de ces photographies.” Entendez ici, un·e artiste qui utilise la technologie de prompting et l’IA pour créer des images. Le terme n’est pas (encore) au Larousse, mais il suggère un débat de taille quant à l’arrivée des IA dans les professions du tout visuel. Peut-être, en effet, qu’opter pour une terminologie plus transparente est une piste à encourager pour exploiter les possibilités créatives de l’IA.

Bien avant d’employer l’IA dans son processus photographique, la relation picturale de Boris Eldagsen a d’abord commencé par la peinture et le dessin auquel il se consacre pendant son parcours en école d’art. Un peu par hasard, telle une forme artistique insoupçonnée, il se penche sur la photo. Du noir et blanc à la couleur, de la photographie de rue qu’il débute en Inde à un style documentaire bien plus éclectique, depuis 30 ans maintenant, les thématiques liées à la conscience et la condition humaine occupent son travail photographique, influencé par les symbolistes, les surréalistes, évidemment, mais aussi Jérôme Bosch ou Rembrandt et son traitement de la lumière.

Le photographe a par ailleurs d’abord étudié la philosophie. “J’ai toujours voulu trouver des réponses aux grands questionnements de la vie. Je crois en un inconscient collectif, aux archétypes. Je pense que c’est ce qui nous rapproche et que l’art peut s’en faire le médium, ce qui est dur en tant que créateur car la scène artistique contemporaine se concentre plutôt à produire des commentaires politiques sur la situation mondiale. Je ne dis pas que cet art n’est pas nécessaire, mais je souhaite adresser une question plus profonde sur ce qui nous fait parvenir à de telles catastrophes, qu’elles soient écologiques ou politiques.”

Également membre de la DAF, la Deutsche Fotografische Akademie, et professeur invité dans de grandes universités et écoles de photographie à travers le monde comme le Victorian College of the Arts à Melbourne, ce n’est que très récemment que Boris s’est mis à jouer avec l’IA. Un moyen pour lui de repousser les limites. “En photo, j’étais arrivé au bout de ce que je voulais produire. Aller un cran plus loin aurait demandé d’avoir de plus gros budgets, mais j’ai toujours travaillé avec peu de moyens. C’est ce qui forge notre créativité, dans n’importe quelle forme d’art d’ailleurs.”

Dès 2015, l’IA appliquée à la photo fait doucement parler d’elle. En 2018, la plateforme This Person Does Not Exist voit le jour et permet de générer un visage humain aléatoire en un clic. Vers l’été 2022, DALL·E1, et ensuite sa version améliorée DALL·E2, propulsé par le géant américain OpenAI, bouscule le champ des possibles. Même si bien d’autres plateformes d’IA permettent déjà d’expérimenter la création d’images. “Ma première photo en utilisant l’IA, c’était avec Disco Diffusion, ça m’a pris 20 minutes. Un ami photographe français m’a ensuite parlé de la liste d’attente pour tester DALL·E2. Lorsque j’y ai eu accès, avant lui d’ailleurs, j’ai commencé à faire des tests. C’est à ce moment-là, vers le mois d’août dernier, que j’ai réalisé qu’il s’agissait de l’outil créatif que j’avais toujours attendu.”

Depuis qu’il a lancé son premier atelier en ligne dédié à l’IA et au prompting en janvier dernier, Boris Eldagsen est sollicité de toute part pour donner des formations en la matière. Photographes professionnel·les, photojournalistes, professeur·es de photo, éditeurices de magazines spécialisés, mais aussi designers, peintres, bijoutier·ères… L’intérêt grandissant concernant les IA déborde du seul monde de la photo. Boris a aujourd’hui arrêté ses jobs alimentaires dans le marketing digital pour se consacrer entièrement à l’IA. Et sans le savoir, il est également devenu activiste en seulement quelques semaines. “Depuis l’épisode du prix Sony, le sujet est sur toutes les lèvres de celleux qui sont plus ou moins proches du milieu de la photo. En Allemagne en tout cas. Mais l’IA appliquée à l’image relève aussi d’enjeux démocratiques. Il faut que les médias soient formés aux tenants et aux aboutissants de ces technologies afin de pouvoir reconnaitre les deepfakes sur le web. Mais pour faire du fact-checking, il faut des moyens, des ressources humaines, du temps, ce que n’ont pas toutes les rédactions. D’ailleurs, sur toutes les interviews auxquelles j’ai répondu, un seul média international m’a demandé comment vérifier que la photo sur laquelle je me tiens debout à côté de The Electrician est bien réelle. J’ai dû prouver que le cliché a été pris lors d’un vernissage berlinois début mars, qu’ils pouvaient toujours s’y rendre pour voir l’installation.”

C’est en apprenant à dompter
ces outils que l’on reste
les créateurices de nos images.

Le désormais promptographe n’a pas de technique particulière et fonctionne par essai erreur pour approfondir ses connaissances en prompting. Pour se lancer, Boris Eldagsen recommande d’ailleurs de mettre les mains dedans, de demander des prompts complexes, qui semblent improbables, voire impossibles. “Voyez ce que la machine vous propose, répondez-lui, dialoguez avec elle. Parfois, une coquille dans un prompt peut aussi amener de belles surprises. Soyez le Christophe Colomb de l’IA.”

DALL·E, Stable Diffusion, Adobe Firefly ou encore Midjourney, ces IA et leurs options se perfectionnent de jour en jour, bien qu’elles utilisent toutes le même mécanisme : elles interprètent et génèrent des images sur base d’une commande écrite, le fameux prompt. On peut utiliser jusqu’à 11 éléments de prompt et raffiner nos demandes au fur et à mesure que l’on se rapproche du résultat escompté. Alors, art photographique ou non ? C’est ici que se joue la relation humain·e-machine. Un rapport de domination, ou de collaboration. “Si je n’utilise que 2 prompts sur les 11, c’est la machine qui décide des 9 autres. C’est en apprenant à dompter ces outils que l’on reste les créateurices de nos images. Je peux décider de la scénographie, du type de lumière, des éléments qui constituent ma composition, mais cela demande de savoir que dire à l’IA. De cette manière, les IA resteront un outil au service de l’art, comme l’appareil photo.”

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