L’ArtScience à la conquête de l’exploration spatiale
Auteurice de l’article :
Lieu d’observation et de surveillance, territoire à coloniser ou déchèterie en orbite. Malgré les déboires de sa commercialisation par des acteurs privés, l’espace continue d’exercer une fascination inébranlable sur l’espèce humaine. Pour imaginer des futurs spatiaux plus durables et inclusifs, la rencontre entre artistes et scientifiques semble fertile.
À voir au Pavillon jusqu’à fin janvier 2025, l’exposition Stellar Scape sur laquelle nous nous arrêtions dans un récent article le prouve : les artistes n’ont pas attendu de se rendre dans l’espace pour l’explorer. Leur expérience sensible de l’espace permet au commun des mortel·les qui n’ont de toute manière que peu de chances de s’y rendre – on estimerait à 600 le nombre de personnes ayant voyagé dans l’espace depuis le vol du soviétique Youri Gagarine en 1961 – de l’explorer par leurs sens et de porter un regard réflexif sur ce même espace.
Lae visiteur·euse ne va pas tout apprendre sur l’espace. Iel va plutôt mener une expérience de pensée sur son rapport au spatial
Jos Auzende, co-curatrice de l’exposition Stellar Scape
“Si je devais expliquer Stellar Scape à quelqu’un·e qui n’en a pas entendu parler, je dirais d’abord que ce n’est pas une énième exposition thématique sur l’exploration spatiale, formule Jos Auzende, co-curatrice de Stellar Scape. Lae visiteur·euse ne va pas tout apprendre sur l’espace. Iel va plutôt mener une expérience de pensée sur son rapport au spatial.” Sorte d’échantillon de fils narratifs que l’on peut tirer depuis la thématique spatiale, les œuvres présentées puisent toutes dans des dispositifs scientifiques pour aborder un tas d’enjeux : commercialisation de l’espace, débris spatiaux, conquête voire colonisation de l’espace, tourisme spatial ou encore imaginaires spatiaux…
L’espace appartient à tout le monde, ou presque
Sans prétendre proposer une vision omnisciente, Stellar Scape explore les imaginaires spatiaux à 360 degrés. En filigrane, la question qui flotte est la suivante : à qui appartient l’espace ? Lorsque nous contemplons le ciel, certain·es ne pourront s’empêcher de songer aux origines de l’univers, d’autres se demanderont si la vie existe ailleurs, ou encore si l’humanité sera forcée de partir vivre sur une planète B. Mais il est plus rare que l’on se demande à qui appartient cet espace.
En réalité, les interrogations relatives à la régulation et à la souveraineté de l’espace sont assez récentes. Aussi récentes que les premières activités humaines menées dans l’espace. Ce n’est qu’en 1957, année de la première satellisation de Spoutnik 1, qu’elles commencent à agiter les milieux intéressés. Dans la foulée, des juristes entament une réflexion sur la manière de régir l’activité humaine dans l’espace extra-atmosphérique. Avant même que Neil Armstrong ne plante le drapeau américain sur la Lune en juillet 1969, le premier texte juridique contraignant consacré à l’espace apparaît.
De son titre abrégé, le “Traité de l’espace” est signé le 27 janvier 1967 par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique. Plus tard, par une série d’autres États membres de l’Organisation des Nations-Unies. Ce traité régit les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, en ce compris la Lune et les autres corps célestes. Dans les grandes lignes, il établit que l’espace ne peut faire l’objet d’appropriation nationale et statue aussi – guerre froide oblige – sur la non-militarisation de l’espace. L’idée sur papier, c’est que l’espace contribue uniquement à la recherche scientifique et au développement de l’humanité. Mais ces grands principes semblent ironiser avec la pratique de l’exploration spatiale.
La conquête spatiale réplique les déboires historiques de la colonisation
Annick Castiaux, rectrice de l’Université de Namur
“La conquête spatiale réplique les déboires historiques de la colonisation, lance Annick Castiaux, rectrice de l’Université de Namur (UNamur) avec qui le KIKK a collaboré dans le cadre de l’exposition. La plupart des grandes agences spatiales sont situées dans des pays riches. Le continent africain reste le parent pauvre du spatial.” Il est vrai que l’exploration spatiale s’est bâtie sur la notion de conquête, avec l’astronaute américain comme figure de proue pour le grand public. Dans “Le Langage de la nuit“, un essai paru en 1975, l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin dénonçait déjà que même dans la littérature, les imaginaires spatiaux étaient dotés d’une dimension colonisatrice et impérialiste empruntée à la science-fiction du 20ème siècle. L’avènement d’acteurs privés comme Space X ou Blue Origins – les entreprises des milliardaires Elon Musk et Jeff Bezos – n’a pas vraiment permis de rompre avec cet imaginaire. Mais cette hégémonie occidentale commence à être remise en cause pour prospecter des futurs spatiaux plus inclusifs.
En 2018, l’astronome Lucianne Walkowicz et l’astrophysicienne Erika Nesvold ont par exemple fondé l’ONG JustSpace Alliance qui souhaite penser l’espace non pas comme ultime frontière à coloniser, mais bien comme catalyseur d’un profond changement dans la manière dont nous envisageons notre relation aux autres formes de vie et à la Terre. À l’entrée de l’exposition Stellar Scape, l’installation du collectif d’artistes transmédia Kongo Astronauts éclaire par ailleurs sur les revendications du continent africain. La combinaison spatiale fabriquée à partir de détritus électroniques qui atterrissent en République Démocratique du Congo et proviennent majoritairement du monde occidental témoigne d’un cri commun des explorateurices africain·es qui rêvent d’une atmosphère mieux partagée.
Des entreprises européennes en marge du New Space
Le Vieux Continent reste incontestablement mieux loti en matière spatiale, mais l’Europe doit continuer d’assumer une position légitime face aux défis éthiques, géopolitiques ou écologiques qu’engendre la mouvance “New Space“. Cette nouvelle ère de l’exploration – osons parler d’exploitation spatiale – est caractérisée par une participation accrue du secteur commercial, contrairement à la première phase de la course à l’espace qui était dominée par les agences spatiales nationales comme la NASA ou l’Agence spatiale européenne (ESA). Dans une tribune publiée sur Usbek & Rica, Alban Guyomarc’h, doctorant en droit des activités spatiales à l’Université Panthéon Assas, affirme que “nous devons développer une ambition spatiale à l’Européenne, non pas en imitation des autres puissances, mais avec une ambition propre qui place la science et l’espace au service des sociétés”. Il ne manque pas de rappeler que les États européens doivent, pour ce faire, dépasser leurs intérêts économiques nationaux afin de proposer un spatial européen levier de politique économique et de talents. Un message que portent également les entreprises présentes au sein du Stellar Lab du Pavillon qui prouvent qu’Elon Musk n’est pas le seul à pouvoir entreprendre dans l’espace. Parmi elles, quelques boîtes belges comme Aerospace Lab, basée à Mont-Saint-Guibert, Amos et Space Application. Ensemble, elles font dialoguer prototypes, fragments de météores, textiles sensibles et autres robots fantasmagoriques pour questionner l’impact humain sur les planètes qui nous entourent, ou encore l’enjeu crucial des débris spatiaux.
Arts et sciences cohabitent sur la même planète
Dans l’imaginaire collectif, arts et sciences ont toujours été diamétralement opposés. Pourtant, comme nous le soulignions dans un précédent article sur kingkong, la séparation entre les disciplines artistiques et scientifiques s’est produite relativement tard d’un point de vue historique. Récemment, le mouvement “ArtScience” souhaite également s’extraire d’une approche mono-disciplinaire pour soutenir la rencontre entre ces deux mondes, plus proches qu’il n’y paraît. Réunis sur un territoire qui partage les mêmes enjeux de décloisonnement, l’UNamur et le KIKK collaborent d’ailleurs depuis de nombreuses années sur l’approche ArtScience en favorisant les rencontres entre artistes et scientifiques.
Dans le contexte de l’exposition Stellar Scape, les institutions ont développé un programme de résidences ArtScience au sein même de l’Observatoire astronomique pédagogique de l’UNamur. “L’université avait déjà collaboré avec le KIKK pour de la médiation scientifique, mais pas réellement pour de la production d’œuvres artistiques, décrit André Füzfa, docteur en physique et professeur à l’UNamur. Fondamentalement, les démarches artistiques et scientifiques sont sœurs. Ce sont deux approches du réel certes différentes, mais on pourrait dire qu’elles grimpent la même colline sur deux flancs distincts. Les arts et les sciences sont des disciplines qui pratiquent l’expérimentation et l’hypothèse. Elles requièrent des compétences techniques et de la rigueur. Elles proposent toutes les deux des regards sur le réel et sont porteuses de sens.”
Je suis contre l’idée qui pense que la science serait supérieure et qu’elle mettrait à disposition ses savoirs et ses infrastructures au service de l’art
André Füzfa, docteur en physique et professeur à l’UNamur
Pendant la résidence, les artistes sont d’ailleurs venus questionner les résultats des scientifiques et ont permis de bousculer leurs perspectives sur le monde. “Je suis contre l’idée qui pense que la science serait supérieure et qu’elle mettrait à disposition ses savoirs et ses infrastructures au service de l’art, appuie André Füzfa. Les artistes et les scientifiques ont terriblement besoin d’échanges pour continuer d’être inspiré·es.”
Le docteur en physique pointe également du doigt l’éternelle difficulté à subsidier les arts par rapport aux sciences. Pourtant, l’ensemble des voix interrogées dans le cadre de ce dossier insistent sur la nécessité de ces points de rencontre et de cocréation. Jos Auzende confirme : “Il faut muscler les synergies entre arts et sciences pour travailler sur nos imaginaires. Les œuvres sont de véritables messagères des sciences et aident à parler de faits scientifiques a priori complexes à appréhender. Et il s’agit aussi d’un enjeu de taille pour engager davantage de publics. On le voit concrètement au Pavillon en ce moment. Un·e visiteur·euse entrera en résonance avec une œuvre pour son aspect onirique, un·e autre pour les données scientifiques sur laquelle cette même œuvre se base. La croisée entre ces deux mondes reste rare dans les institutions culturelles mainstream. Mais je reste persuadée qu’à une époque où la science est malmenée comme aujourd’hui, où notre rapport à la vérité est troublé, il faut remettre au centre la question scientifique et demander aux artistes de nous aider à fixer les mystères qui se trouvent devant nous.”
L’odyssée des artistes
Des mystères cosmiques, les artistes exposés sur les hauteurs namuroises en lèvent plus d’un. Lors d’une visite guidée, Charlotte Benedetti, directrice du Pavillon, invite les visiteur·euses à se répartir autour de “Leave Space”, l’une des installations issues du programme de résidence ArtScience. “Le duo d’artistes-chercheur·euses Alessia Sanna et Alexandre Weisser a voulu visualiser la pollution exponentielle mais indétectable à l’œil nu qui se joue au-dessus de nos têtes”, explique-t-elle. En face de nous, plus de 34.000 petits cubes en résine reflètent des rayons lumineux et modélisent le nombre de débris spatiaux répertoriés en orbite autour de la Terre. Mais iels convoquent également les probabilités de l’astrophysicien Donald J. Kessler. Son scénario pessimiste estimait déjà en 1978 que les trop nombreuses collisions entre ces débris, entraînant encore plus de débris, pourraient à terme et sur plusieurs générations rendre certaines missions spatiales impraticables en raison du danger accru de percuter des fragments de satellites.
Plus loin, la directrice du lieu nous fait nous arrêter devant une série de portraits d’astéroïdes, elle aussi fruit d’un travail de cocréation mené durant la résidence artistique à l’UNamur. “Dans ‘Potentially Hazardous Portraits’, je m’intéresse à ces corps célestes potentiellement dangereux qui tournoient autour de notre système solaire, décrit l’artiste Amélie Bouvier. Selon les données des agences spatiales, en cas d’impact, ces astéroïdes entraîneraient de puissantes destructions, voire même notre extinction. Dans ma pratique artistique, je m’appuie beaucoup sur des recherches historiques dans le domaine de l’astronomie. Les astronomes et les scientifiques en général ne se contentent pas d’expliquer le monde. Ils le représentent aussi par la construction d’images, que ce soit des diagrammes, des illustrations, des photos ou des équations. Certains de ces astéroïdes ne sont pas visibles à l’œil nu mais uniquement sur base de l’interprétation des astrophysicien·nes qui s’appuient sur des chiffres et des données. Les non-scientifiques parmi nous n’ont donc pas accès à ces connaissances, ce qui vient questionner l’intérêt de l’imagerie : jusqu’à quel point les images, qui plus est les images artistiques, sont-elles essentielles ?”
Après avoir fluctué à travers l’exposition, un constat commun : la sensibilité des artistes connecte nos sens à l’espace et aux planètes de manière assez immédiate. Parfois par le toucher, comme avec “Recombinaison” de Véronique Béland. L’installation interactive nous met en relation avec une météorite grâce à un capteur tactile. Ce dernier nous permet de recevoir un message poétique en direct du cosmos qui s’imprime sur un ticket de caisse. Parfois par l’ouïe, par exemple grâce à “Earth-Moon-Earth” de l’artiste écossaise Katie Paterson. “La Sonate au Clair de Lune“, cette pièce romantique de Beethoven connue par toustes, a été transmise à la Lune en code morse. Une fois réfléchie par les cratères et les surfaces irrégulières de l’astre sélène, la partition est revenue sur Terre incomplète. Un piano Yamaha automatisé joue cette nouvelle version pleine de lacunes et provoque des réactions d’étonnement sur les faciès. Jos Auzende et Marie Du Chastel, la deuxième co-curatrice de Stellar Scape, ont véritablement cherché à redonner de la valeur aux sens et aux approches de transmission par les émotions sous différents niveaux de lecture. Sans oublier les plus jeunes. Le Pavillon est très attaché à pouvoir s’adresser aux enfants sans leur fournir une simple version remâchée des expositions. Cette fois-ci, accompagné·es par le Capitaine Futur, un espace tout entier est dédié aux plus petit·es. Certaines œuvres peuvent même être touchées. Tous les sens en éveil, petit·es et grand·es feront donc l’expérience d’un voyage à la fois immersif et réflexif dans l’espace, vers l’infini et au-delà.
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