1
Cover 10 minutes de lecture

Travailler à l’ère de l’intelligence artificielle

Auteurice de l’article :

Marie-Flore Pirmez

Véritable vorace de podcasts et de documentaires, Marie-Flore croit fermement en un renouveau du journalisme écrit grâce aux multiples opportunités du web et des magazines longs formats. Lorsqu'elle enlève sa casquette de journaliste, vous risquez de la croiser en train de randonner ou dans un studio de yoga.

en savoir plus

Historiquement, chaque révolution technologique a dans un même temps détruit et créé de l’emploi. Pourtant, depuis l’avènement des technologies d’intelligence artificielle (IA), la crainte de l’automatisation du travail et du remplacement de l’humain par la machine est accrue. Une fois dépassé le seul prisme de la menace, est-il possible de considérer les IA comme de nouvelles collègues ? Nombre de penseur·euses et de travailleur·euses semblent pencher de ce côté.

Vous en entendez parler à toutes les sauces. Sur kingkong aussi. Les IA sont partout. Et s’il y a bien un domaine qui ausculte continuellement les effets engendrés par l’arrivée massive de ces algorithmes intelligents dans nos vies, c’est bien le marché de l’emploi. Lorsque la rédaction de kingkong a décidé de s’attaquer à la question de l’IA au travail dans le cadre d’un dossier, on a vite réalisé que le sujet polarise. Antis d’un côté, pros de l’autre, choisissez votre camp. Et puis, des articles aux titres parfois accrocheurs, comme celui-ci : “Il s’est fait piquer son job par une IA“. On y lit l’histoire de Léo, traducteur indépendant désabusé par l’intelligence artificielle générative.

Les statistiques sur le sujet pleuvent et tentent toutes de prédire quels secteurs sont à éviter si l’on cherche à faire carrière sur le long terme sans être remplacé·e par une IA. Depuis l’arrivée de ces outils intelligents, des catégories de métiers seraient ainsi plus vulnérables que d’autres face aux IA. Employé·es de banque, d’assurance ou de comptabilité, secrétaires de bureautique ou de direction, caissier·ères et employé·es de libre-service, manutentionnaires… En août 2018, le think tank Institut Sapiens listait déjà ces quelques métiers dans une publication intitulée “L’impact de la révolution digitale sur l’emploi“. Menacées par l’IA et l’automatisation du travail, ces professions pourraient même être amenées à disparaître dans le courant du 21ème siècle, indique le think tank.

En août dernier, dans son rapport “Generative AI and jobs: A global analysis of potential effects on job quantity and quality“, l’Organisation internationale du travail (OIT) des Nations Unies montrait que les effets de ces systèmes d’intelligence autonome varient considérablement selon les professions, le genre – les femmes sont deux fois plus susceptibles que les hommes de voir leur travail affecté par l’IA en raison de la surreprésentation des femmes dans le travail de bureau, en particulier dans les pays à revenus élevés et intermédiaires – ou encore les zones géographiques. 5,5% de l’emploi total dans les pays à revenus élevés sont potentiellement exposés aux effets de l’automatisation de l’IA générative, notamment à cause du nombre accru d’emplois de bureautique, contre seulement 0,4% de l’emploi dans les pays à faibles revenus.

Toutefois, l’OIT souligne également dans son analyse que l’IA est plus susceptible de créer des emplois que d’en détruire. Un potentiel souvent minimisé face à la menace. L’IA “permettra d’accompagner plutôt que de remplacer certaines activités (…) Ainsi la première conséquence de cette nouvelle technologie ne se traduira probablement pas par la destruction d’emplois, mais plutôt par des changements potentiels dans la qualité des emplois, notamment l’intensité du travail et l’autonomie”, relève l’étude. Avec un nombre potentiel d’emplois créés par l’IA qui est pratiquement le même dans tous les pays. L’OIT suggère qu’avec des politiques adaptées qui soutiennent un changement “ordonné, équitable et consultatif”, cette nouvelle vague de transformation technologique pourrait notamment offrir des avantages considérables pour les pays en voie de développement. Une info qui résonne avec les chiffres rapportés par la société belge RH Acerta : 14% des entreprises s’attendent à devoir licencier une partie de leur personnel, mais plus de huit employeur·euses belges sur dix (82%) estiment que même avec des IA avancées, iels auront toujours besoin d’autant de travailleur·euses.

Derrière les chiffres, des récits

Ce qui nous intéressait le plus chez kingkong lorsqu’on s’est lancé dans l’élaboration de ce dossier, c’est de pouvoir discuter avec les premier·ères concerné·es. Alors, on a naturellement lancé des appels à témoignages : “Vous avez pleinement intégré des #IA dans votre quotidien au boulot, comme de nouvelles collègues ? Vous avez été formé·e à leur fonctionnement et connaissez leurs limites ce qui vous permet de ne pas les diaboliser ? Ou bien, au contraire, les IA au travail vous posent question et vous vous sentez dépassé·e ? Racontez-nous !” Des réactions d’une diversité étonnante de métiers nous sont parvenues : consultant·e, graphiste, médiateurice dans un musée, artiste, professeur·e dans le secondaire et l’enseignement supérieur… La plupart des témoins rapporte une utilisation plutôt récréative des IA ou bien s’en sert pour rédiger du contenu afin de gagner un peu de temps au quotidien. Mais d’autres entretiennent une relation plus intime avec ces technologies intelligentes.

L’IA permet de s’inspirer et d’esquisser de futurs choix artistiques.

Nawal, collaborateur au sein d’un think tank en politique européenne et artiste audiovisuel

Collaborateur au sein d’un think tank actif en politique européenne, Nawal* explique se servir du désormais célèbre ChatGPT en tant qu’assistant : “Lorsque je dois rédiger une description d’évènements ou un compte-rendu, je lui fournis les idées principales et je lui demande de développer. Sur cette base, je choisis les formulations qui me plaisent. Ça me fait gagner un temps fou.” Mais lorsqu’il quitte le bureau et enfile sa casquette d’artiste audiovisuel, le vingtenaire confie aussi se servir d’autres technologies d’IA. “J’utilise régulièrement DALL·E pour l’image fixe. Je trouve ça hyper intéressant à plusieurs stades de mes projets artistiques. Dans la recherche et la conceptualisation, je vais simplement essayer plusieurs prompts et voir ce qu’il me propose. C’est un procédé très libre qui permet de s’inspirer et d’esquisser de futurs choix artistiques. À un stade plus avancé, lorsqu’une idée se précise, l’IA peut également nous assister si, pour une raison ou l’autre, on ne parvient pas à mettre nos réflexions en images.” Nawal utilise également Kaiber, un générateur de vidéos. “On peut facilement créer une vidéo de A à Z avec un prompt qui explique, par exemple, les mouvements de caméra qu’on souhaite. Mais personnellement, je l’utilise plutôt en lui fournissant une vidéo en tant que base de travail. Je fais beaucoup de stop motion (ndlr, cette technique d’animation qui capture une série d’images pour donner vie à des objets inanimés lorsqu’elles sont projetées en séquence). Je filme d’abord une séquence de quelques secondes que j’utilise comme référentiel pour ensuite la modifier sur Kaiber.”

PORTRAIT DALL·E VALENTINE NULENS

Nawal n’est pas le seul artiste à nous avoir contacté·e. Valentine Nulens et son partenaire Timoté Meessen sont toustes deux photographes et utilisent très régulièrement l’IA pour faire de la retouche photo. “J’utilise les IA depuis longtemps sans même le savoir, lance Valentine. Des technologies d’IA sont intégrées dans les programmes de retouche photo les plus usuels comme Lightroom et Photoshop. Je l’ai su suite à une formation que j’ai reçue sur ChatGPT dans le cadre de mon boulot dans l’évènementiel. Mais depuis quelques mois, les IA se multiplient sur ces mêmes programmes. Elles y sont même valorisées. Corriger un arrière-plan manuellement avec l’outil tampon me prenait peut-être quelques dizaines de minutes auparavant. Aujourd’hui, en 20 secondes, le programme reproduit un arrière-plan avec une précision ahurissante. Sur une photo prise la nuit qui affiche beaucoup de grain, la réduction de bruit systématisée par une IA permet de récupérer une image comme si elle avait été prise en plein jour !”, continue-t-elle de s’étonner.

Je ne pense pas que l’IA remplacera un jour ma profession car bien que les photographes amateurices ou professionnel·les peuvent devenir meilleur·es techniquement, l’IA ne se substituera jamais à une vision artistique.

Valentine Nulens, photographe

Plus récemment, le couple de photographes a également testé un nouveau logiciel basé sur une IA : Imagen. Un assistant d’édition de photo que plusieurs de leurs connaissances photographes utilisent déjà. “Après avoir chargé quelques milliers de photos déjà retouchées dans le logiciel, Imagen apprend à retoucher selon notre propre style. Je ne ferais pas aveuglément confiance à ce programme, mais je l’ai testé et j’estime qu’il respecte globalement bien ma patte. Je pense que ça reste éthique d’utiliser ce genre de technologies lorsqu’on travaille dans la quantité et que ça permet d’envoyer nos photo-reportages plus rapidement à nos client·es.” Attention tout de même aux éventuelles dérives de certain·es qui entraîneraient l’IA pour l’utiliser selon le style d’un·e autre photographe. Néanmoins, Valentine note qu’elle ne compte pas intégrer Imagen dans son travail car la retouche reste un plaisir au cœur de son métier. “Je ne pense pas que l’IA remplacera un jour ma profession car bien que les photographes amateurices ou professionnel·les peuvent devenir meilleur·es techniquement, l’IA ne se substituera jamais à une vision artistique.”

PORTRAIT DALL·E NICOLAS SOHY

Journaliste pour Moustique Magazine, Nicolas Sohy est également persuadé qu’avec une utilisation adaptée, l’IA peut permettre à chacun·e de devenir meilleur dans son métier. Lorsque nous le rencontrons à la rédaction du magazine hebdomadaire, dans les bureaux du groupe IPM à Bruxelles, le trentenaire confie pourtant que l’IA n’attire pas les foules dans son milieu. “J’ai commencé à utiliser des IA il y a un peu plus d’un an. ChatGPT d’abord, comme tout le monde, puis d’autres outils comme Perplexity. Un confrère de ChatGPT, moins puritain je dirais. Ou encore, plus récemment, Cockatoo. Un outil de retranscription très performant basé sur une IA qui serait utile pour bon nombre d’entre nous, car je ne connais aucun·e journaliste qui aime retranscrire ses interviews à la main. Je voyais le phénomène s’amplifier et très rapidement, j’ai été amené à écrire sur le sujet pour Moustique, et donc à rencontrer des expert·es. Toustes m’ont indiqué qu’on est encore loin de se rendre compte du potentiel des IA.”

L’IA me rend bien plus efficace en tant que journaliste car lorsque j’arrive en interview, je me sens bien plus préparé qu’auparavant devant mes intervenant·es, je maîtrise mieux mes sujets.

Nicolas Sohy, journaliste

Après avoir continué de développer ses connaissances en matière de technologies intelligentes, Nicolas a intégré plusieurs IA dans son quotidien afin d’affiner son travail journalistique. Principalement durant la phase de recherche des sujets qu’il traite. “Lorsque je me lance sur un nouveau sujet, je mène d’abord une interview avec la version payante de ChatGPT qui est connectée à Internet et est bien plus puissante que ChatGPT-3.5 (la version gratuite, ndlr). Avec la pratique, j’ai trouvé avec quels prompts obtenir les résultats les plus pertinents. Je le mets en contexte sur le sujet que j’aborde, je lui indique très précisément le type de sources que je souhaite qu’il emploie, je lui donne le plus d’éléments possible. Après, ça reste à moi de vérifier les informations qu’il me fournit. Mais je ne dirais pas que ça me sauve des heures de travail par rapport à mes anciennes pratiques.” C’est en ça que Nicolas Sohy reste convaincu que l’IA ne remplacera jamais les journalistes mais peut devenir un véritable collègue de travail. “L’IA me rend bien plus efficace en tant que journaliste car lorsque j’arrive en interview, je me sens bien plus préparé qu’auparavant devant mes intervenant·es, je maîtrise mieux mes sujets.”

Pourtant, lorsqu’il commence à parler d’IA à ses collègues ou sur Linkedin où il poste régulièrement à propos des interactions entre l’IA et le métier de journaliste, une certaine réticence se fait sentir. “Jusqu’à présent, aucune stratégie structurelle quant à l’IA n’est en place au sein de ma rédaction. Et je ne pense pas trop m’avancer pour dire qu’en Belgique, la situation est la même dans les autres groupes de presse. Pourtant, il y a un tas de façons d’intégrer l’IA de manière structurelle pour venir nous assister dans notre métier. Que ce soit pour analyser les phénomènes de société, pour nous aider dans l’édition de nos articles, trouver des titres performants pour les moteurs de recherche, traiter des dépêches, mais aussi pour challenger nos biais socioculturels et gagner en objectivité. Je ne suis pas le seul à considérer que si l’on ne se penche pas sur cet enjeu aujourd’hui et qu’on ne forme pas mieux les journalistes à l’IA, autant dans son utilisation que sur ses possibles dérives, la profession pourrait vite se faire rattraper par la technologie. Et c’est ça qui est dangereux.”

PORTRAIT DALL·E YANN FERGUSON

L’IA ne va pas impliquer un gain de productivité par l’automatisation de tâches, mais bien un gain de qualité à travers une meilleure interaction entre humain·es et machines.

Yann Ferguson, docteur en sociologie et spécialiste de l’impact des IA sur le marché du travail

Automatisation, remplacement du travail, gain de productivité… Le boom des technologies d’IA fait craindre des travailleur·euses issu·es de tout domaine. Et selon Yann Ferguson, docteur en sociologie et spécialiste de l’impact des IA sur le marché du travail, ce qui fait peur à l’ensemble du corps social, c’est notamment le mot “intelligence”. “On considère l’IA comme une rivale. Si on remonte aux débuts de l’intelligence de la machine, avant même de la nommer “IA “, le test de Turing en 1950 consistait déjà à dire que si la machine est capable de se faire passer pour un·e humain·e, on doit alors la considérer comme intelligente. D’entrée de jeu, le mathématicien Alan Turing a posé le sujet brûlant sur la table : en bref, si une machine apparaît comme intelligente, elle équivaut alors à l’intelligence humaine. Cette forme d’intelligence non vivante, active plutôt dans les domaines mathématiques, a des capacités et une puissance bien plus fortes que nous, sans aucun doute. On craint depuis toujours la découverte d’une intelligence supérieure à nous qui, si l’on en croit la science-fiction, pourrait développer un libre arbitre et se mettre à décider à notre place. Mais ce qui vient également nourrir la crainte face à l’arrivée massive de l’IA au travail, c’est que ces énormes systèmes de données et la façon dont l’IA arrive à un résultat restent opaques. En entreprise, l’injonction à utiliser ces machines intelligentes peut être paradoxale : il faut être en capacité d’utiliser l’IA, tout en restant responsable de son résultat.”

Le momentum que connaît l’IA efface parfois les limites de ces technologies qui devraient pourtant nous pousser à réfléchir autrement. En effet, l’IA est empirique, mais il ne s’agit pas de la même empirie que celle de l’humain·e, poursuit le docteur en sociologie. “Nous généralisons des situations à partir de peu d’informations en compensant nos carences avec notre connaissance sensible du monde. Mais au contraire de la machine, l’humain·e est mauvais·e lorsqu’iel reçoit trop d’informations. La machine, quant à elle, n’est pas performante avec peu d’informations, mais avec beaucoup de data, elle devient très performante. L’enjeu actuel est de savoir comment faire interagir ces deux empiries. L’IA ne va pas impliquer un gain de productivité par l’automatisation de tâches, mais bien un gain de qualité à travers une meilleure interaction entre humain·es et machines. Par externalité positive, on connaîtra peut-être des gains de temps et de productivité, certes. Mais ça ne doit pas être l’objectif recherché à la base.”

* Prénom modifié.

Pour poursuivre la réflexion sur les effets de la révolution technologique engendrés par l’IA dans le monde du travail, kingkong vous propose l’entretien avec Yann Ferguson en version intégrale. Docteur en sociologie à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), chercheur associé au Centre d’Étude et de Recherche Travail, Organisation, Pouvoir (CERTOP) de l’Université Jean Jaurès, Yann Ferguson est également directeur scientifique du LaborIA. Un laboratoire de recherche dédié à l’IA et créé par le Ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion et Inria en novembre 2021.

Appel à projet

Une histoire, des projets ou une idée à partager ?

Proposez votre contenu sur kingkong.

Partager cet article sur

à découvrir aussi