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Tanaland, ce monde fictif réservé aux femmes qui questionne leur place en ligne

Auteurice de l’article :

Emma Mestriner

With a Master's degree in Press and Information from IHECS (2020), Emma Mestriner discovered her passion for journalism while writing her rather dubious teenage diary. She has a particular interest in digital information. The new formats enable her to think creatively about information in 360 degrees, breaking out of certain traditional shackles. Determined, rigorous and versatile, she is a freelance web journalist and multimedia content creator for RTBF's Belgian series. Her areas of interest include society, gender, new technologies and culture. She also plays drums in her spare time.

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Une nouvelle trend a inondé TikTok : la création de Tanaland, un pays imaginaire uniquement réservé aux femmes. Son but ? Lutter contre les commentaires sexistes et misogynes en ligne.

Tout a commencé en septembre 2024. Sali Matou (@hadja_bh2), 18 ans, est en terminale au lycée en France. Un soir, elle décide de poster une Reel humoristique et ironique sur TikTok. Elle se met en scène valise à la main et claque la porte. Sur la vidéo, on peut lire : “moi qui quitte la France pour Tanaland comme on est toutes des tanas”. Sans le vouloir, elle vient de créer une tendance qui, au vu de son succès (1,7 million de vues), reflète une réalité : les femmes et les personnes minorisées ne sentent pas safe sur Internet et les réseaux sociaux.

@hadja_bh2

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“C’est un pays imaginaire totalement fictif qui a été créé pour les femmes qui subissent du cyberharcèlement sur Internet, comme par exemple sur TikTok”, explique la jeune femme dans une interview accordée au média français Fraiches.

Son idée de tout quitter pour partir vivre à Tanaland a été relayée par de nombreuses utilisatrices. Plusieurs influenceuses particulièrement suivies comme Paola Locatelli, Too Much Lucille ou Polska ont rejoint le mouvement. “En septembre, on voyait beaucoup de garçons commenter sur les TikTok des femmes “Tana” sans raison valable, par exemple juste parce qu’elles portaient une robe un peu trop moulante pour eux ou tout simplement parce qu’elles ne faisaient pas ce que les hommes considéraient comme ‘acceptable’ sur les réseaux sociaux”, poursuit Sali Matou.

Retourner une insulte à son avantage : un outil de riposte ?

Le mot “Tana” ferait directement référence au mot espagnol “putana”, soit fille de joie, précise la créatrice de Tanaland. “Tana, c’est un subterfuge. Comme c’est interdit de dire pute sur les plateformes, des hommes ont donc trouvé un moyen détourné pour être insultant dans les commentaires de vidéos de femmes. Ils les traitent de Tana. Et le mot est employé à tout va sur Tiktok. Une femme se maquille, c’est une tana. Une femme porte un legging, c’est une tana. Une femme a un fort caractère, c’est une tana. Tous les prétextes sont bons pour traiter les femmes de tana”, détaille cet article de Radio France. En résumé : ces hommes, considérant le mot pute comme une insulte, l’utilisent comme une injure misogyne, devenue virale sur TikTok et s’affichant en commentaires sous des vidéos réalisées par des femmes. Elle est utilisée pour dénigrer leur façon de parler, de s’habiller, de se comporter et plus globalement leur mode de vie.

@paolalct

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Avec Tanaland, les utilisatrices TikTok ont retourné le stigmate dont elles étaient victimes. Melissa Amneris, créatrice de contenu et animatrice du podcast DEEP, souligne sur Konbini : “elles ont lutté contre la misogynie en ligne et le cyberharcèlement en se réappropriant des termes oppressifs pour en faire des symboles de force et d’unité”.

Que dit le phénomène de Tanaland sur la place des femmes en ligne ?

Tanaland semble donc être devenu un safe space utopique composé de 18 millions de citoyennes. Un pays créé de toute pièce grâce à l’IA avec son propre drapeau, son gouvernement, sa charte et même son hymne. Un monde imaginaire où la sororité et l’empouvoirement féminin sont les maîtresses mots. Un pays fictif poussé à l’outrance tout en reproduisant des archétypes de genre (par exemple, via l’utilisation de la couleur rose).

Florence Hainaut journaliste freelance, spécialisée sur les questions de cyberviolence se réjouit de l’apparition de cette nouvelle tendance : “à la fois d’un point de vue féministe et d’un point de vue numérique. Ce qui se déroule actuellement sur Internet est déprimant, l’existence d’Elon Musk est déprimante, mais je trouve cette tendance Tanaland vraiment positive. Elle illustre qu’Internet peut également être un lieu de grande créativité, un lieu de résistance féministe. Ces utilisatrices ont à leur propre manière retourné le stigmate, elles l’ont fait d’instinct (…) Tanaland montre aussi que la résistance peut être joyeuse, drôle, confrontante qu’on ait 15 ans ou qu’on milite depuis des années”. Pour la journaliste qui a co-réalisé avec Myriam Leroy, un documentaire sur le sujet “#salepute” et publié un livre “Cyberharcelée, 10 étapes pour comprendre et lutter, la création de Tanaland est politique. “Via cette tendance, je pense que ce sont des meufs qui expriment un ras-le-bol : ‘nous ne sommes pas de la chair à canon, nous ne sommes pas là pour nous faire insulter par les mecs, nous en avons marre’. Cette démarche est selon moi vraiment politique. (…) Elles le font avec les codes de leur génération et surtout avec beaucoup d’humour”.

Un point de vue similaire du côté d’Anaïs Loubère, fondatrice de l’agence Digital Pipelette qui confie au quotidien français l’Humanité : “Tanaland, c’est la réponse des créatrices de contenus au sexisme. Visiblement, on n’a pas notre place dans votre société puisqu’on n’est jamais assez bien, alors on va créer ce monde qui ne sera que pour les femmes et ce sera un endroit sûr où on aura enfin la paix ».

L’essayiste Vincent Cocquebert poursuit la réflexion dans les colonnes du média l’ADN, : “Avec le phénomène Tanaland, c’est un peu comme si les femmes faisaient sécession dans le monde virtuel. On est passé·es de la non-mixité subie à la non-mixité choisie, et c’est très révélateur”.

Selon l’ONU, 73% des femmes dans le monde subissent de la violence sur Internet

Lancée en France, cette trend résonne particulièrement en regard des derniers chiffres révélés par une enquête l’Ipsos. Ainsi en 2022, dans l’Hexagone, 84% des personnes qui faisaient face à des cyberviolences sur les réseaux sociaux étaient des femmes.

Au niveau mondial, l’UNRIC (Centre régional d’information des Nations Unies) explique dans un article qu’en 2015, l’ONU estimait que 73 % des femmes dans le monde étaient exposées à de la violence sur Internet, notamment le harcèlement. Et de préciser : “en 2021, selon une étude de The Economist Intelligence Unit, ce chiffre serait monté à 85%, la pandémie de Covid-19 étant passée par là, la situation est sans doute pire aujourd’hui”.

Des violences qui ont de lourdes conséquences. En 2018, Amnesty s’était penché sur la question en se concentrant sur le réseau social Twitter (aujourd’hui détenu et renommé X par Elon Musk). Résultat : les femmes victimes de harcèlement modifiaient leurs comportements sur les réseaux sociaux, par exemple en ne publiant pas leur opinion sur certains sujets. Le communiqué d’Amnesty expliquait également que les femmes de couleur, issues de l’immigration, LGBTQIA+, souffrant de handicaps ou appartenant à une minorité ethnique étaient encore plus ciblées.

Pour lutter contre ces cyberviolences, le monde associatif préconise encore et toujours l’éducation dès le plus jeune âge, mais aussi et surtout des avancées législatives et pénales. Des initiatives commencent à se mettre en place. Récemment, CyberSafe a été créé. Il est financé par la FWB, en collaboration avec FATSABBATS et S-COM. “Il s’agit d’un projet mouvant qui collecte des témoignages afin de créer des outils pour permettre aux victimes de cyberviolences liées au racisme, sexisme ou à la LGBTQIA+phobie, de trouver de l’aide pour se défendre”, précise cet article des Grenades (RTBF).

En réaction à Tanaland : la création de Charoland

Sali Matou, le jeune utilisatrice à l’origine de la tendance confie (toujours au média Fraiches) : “J’ai reçu énormément de soutien mais aussi des menaces (…) Mais j’ai juste retenu le soutien et là ça ne me fait pas peur”.

En effet, si la trend a rencontré un franc succès, elle a également été vivement critiquée par des hommes sur les réseaux sociaux. Certains d’entre eux ont même décidé de créer leur propre pays. Un article de Radio France provenant du podcast “Un Monde Nouveau” ajoute : “Des hommes, on en voit s’exprimer pour soutenir les femmes, demander un visa, proposer leur service d’agent de sécurité aux frontières du pays, supplier pour être acceptés… D’autres en réaction ont inventé le “Charoland”. Pays virtuel masculin où l’on peut continuer à traiter les femmes comme on veut, soit le cyberespace tel qu’il est aujourd’hui en fait… malheureusement”.Pour Florence Hainaut, la naissance de Charoland était courue d’avance : “Je pense que leur réponse via la création de Charoland pourrait se résumer comme ceci : ‘notre monde, se compose avec vous, où les femmes sont objectivées sexuellement (…) où vous nous apportez des cocktails’. Selon moi, Charoland n’est pas présenté comme une réponse à Tanaland, c’est une réponse masculiniste à un sursaut féministe. Donc, il ne s’agit en aucun cas du pendant de Tanaland. Tanaland, c’est de l’émancipation, Charoland, c’est de la domination”, conclut-elle.

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