1
Article 5 minutes de lecture

Quand le streaming investit la production européenne : vers un cinéma d’écoles de commerce ?

Auteurice de l’article :

Jil Theunissen

Évoluant entre droit, médias, culture et nouvelles technologies, Jil s’est récemment lancée dans la collection officielle de casquettes. À ses heures perdues et souvent pendant la nuit, elle rédige différents contenus allant de la chronique au texte de loi, et développe des projets un peu hybrides mixant les diverses disciplines mentionnées ci-dessus.

en savoir plus

Outsiders du paysage audiovisuel européen il y a une dizaine d’années, les plateformes de streaming font désormais partie intégrante de l’industrie du film et de la série. De simples supports de diffusion, ces services sont progressivement devenus (co-)producteurs de contenus originaux, apposant leur patte sur de plus en plus de créations européennes “maison”. Des changements qui font grincer des dents certain·es professionnel·les du cinéma.

Dans son essai “Netflix, l’aliénation en série” publié fin 2022, le producteur et journaliste français Romain Blondeau dresse un tableau assez alarmiste de la production audiovisuelle à l’ère des plateformes. Il s’y inquiète notamment de la standardisation des contenus produits par ces géants internationaux, répondant selon lui à des impératifs commerciaux de captation constante d’attention, faisant fi de toute considération artistique ou réflexive. Il dénonce un cadre de plus en plus standardisé imposé aux équipes travaillant sur ces productions, tant au niveau scénaristique que de réalisation, et le risque pour le cinéma européen de voir se développer et se généraliser de telles pratiques. Il y a quelques semaines, dans un entretien pour France Culture, des scénaristes françaises attiraient elles aussi l’attention sur une certaine dérive des pratiques d’écriture des plateformes. Des observations qui remontent également des équipes de tournage en charge de ces projets.

Faire contribuer les plateformes à la production audiovisuelle locale: des obligations européennes

L’Europe peut se targuer d’avoir une culture audiovisuelle riche et une pratique cinématographique variée et pointue. Face à l’arrivée des plateformes et au déferlement de contenus internationaux sur le marché européen, l’Union Européenne a légiféré afin de garantir une certaine protection de la diversité culturelle européenne d’une part, de son industrie audiovisuelle de l’autre. Les plateformes de VOD ont ainsi l’obligation, en Europe, de proposer dans leurs catalogues un minimum de 30% d’œuvres européennes et de mettre en valeur ces contenus. Elles sont ensuite et surtout tenues, dans plusieurs pays dont la France et la Belgique, de contribuer à la production locale, en investissant un pourcentage de leurs revenus dans la production audiovisuelle du pays via, entre autres, la co-production de contenus nationaux. De plus en plus de séries et films « locaux » estampillés Amazon, Netflix ou autres, co-produits avec des sociétés européennes, font donc irruption sur nos (petits) écrans.

© Jil Theunissen / hello_jil

Si cette mesure présente un avantage évident en ce qu’elle constitue une source de financement importante pour les industries audiovisuelles locales et assure aux contenus une diffusion à grande échelle, elle peut poser question en termes de pratiques et de formats ainsi créés, qui s’éloignent parfois drastiquement des standards nationaux pour coller aux desiderata de la plateforme qui les commande.

Une vision à l’Américaine : vers des films de commande ?

“Les plateformes ont un rythme et des manières de faire spécifiques, explique Laure Monrreal, première assistante à la mise en scène, qui vient d’enchaîner deux projets français pour Amazon et Netflix. On est dans une vision à l’américaine, très marketing”.

Une des particularités des projets Amazon, Netflix et consorts est notamment la place centrale qu’y occupe l’équipe de production, reprenant à son compte des décisions appartenant chez nous habituellement au·à la réalisateurice : « On s’apparente plus à des films de commande », précise L. Monrreal. Sur des productions classiques, la personne qui réalise a un pouvoir conséquent sur le choix du casting, des chefs d’équipes, des décors, etc, ce qui lui permet d’apposer sa patte sur le contenu créé. Ici, c’est la production qui a les rennes, en étroite collaboration avec la plateforme. Un modèle qui peut interpeller, notamment en termes de liberté de création et d’orientations artistiques.

Un film au royaume du buzz

Car le but des plateformes, n’en déplaise aux idéalistes, n’est pas de promouvoir le cinéma avec un grand C mais bien de diffuser ses contenus à l’audience la plus large possible. Et pour se faire remarquer parmi des milliers de titres, il faut des formats efficaces, des noms qui claquent, des images qui s’exportent. Plusieurs voix le soulignent, les responsables des équipes créatives des plateformes sont davantage issu·es d’écoles de commerce que de cinéma. En découle une approche très commerciale des projets, qui se rapproche parfois plus des pratiques à l’œuvre en publicité qu’en fiction : “Ce qui par exemple est devenu systématique, et que je n’avais jamais vu avant, c’est le système de moodboards. Avec les plateformes, on fait un moodboard pour tout : la déco, la lumière, le maquillage… On se rapproche de plus en plus de réunions comm’ de grandes boîtes”.

Une approche qui, en soi, peut se concevoir, mais qui interpelle quand sur certains projets, déconnectée des réalités de terrain, elle semble devenir la composante principale de l’équation, au détriment de la réalisation pratique des contenus. Certains noms semblent en effet parfois davantage choisis pour leurs capacités à (se) vendre que leurs compétences techniques : iels s’engagent envers la plateforme à des projets ambitieux, mais en sous-estimant les moyens nécessaires. Les plateformes les valident sans connaître suffisamment les réalités de tournage, et une fois sur le terrain ça coince. Dépassements importants du plan de travail, problèmes au montage, re-shoots nécessaires, … des soucis communs à toutes les productions, mais qui semblent ici s’exacerber, dûs vraisemblablement à une méconnaissance des réalités de terrain par les personnes aux commandes.

Ces difficultés pourraient s’expliquer, selon certain·es, par les différences entre les Etats-Unis et l’Europe dans l’organisation des équipes (très hiérarchisées d’un côté, plus organiques de l’autre), impliquant des pratiques de tournage parfois diamétralement opposées. D’où la nécessité de profils caméléons, assertifs et connaisseurs des deux contextes, capables de faire utilement le lien entre les deux.

La Glocalisation : produire localement pour exporter partout

En termes de contenu, nombreuses sont les voix qui s’inquiètent de l’uniformisation des intrigues et du caractère cliché des références locales de ces co-productions nationales. Des séries comme Lupin en France, la Casa de Papel en Espagne, ou Squid Game en Corée, ont d’ailleurs eu plus de succès à l’étranger que dans leurs pays de production. Elles s’inscrivent dans une tendance, particulièrement visible chez Netflix, nommée Glocalisation : le fait de produire des histoires locales, mais développées de manière à satisfaire un public international. Au menu, un savant mélange de paysages typiques, de représentations locales aux accents (très) touristiques, et d’intrigues au contraire généralistes, pouvant parler à une audience internationale. Une formule gagnante économiquement et qui ravira les spectateurices non-européen·es avides de baguettes, bérets et marinières, mais qui pose question quand on pense aux richesses créatives et culturelles de chaque pays, qui semblent gommées au bénéfice d’une vision blockbuster et finalement très américaine des contenus. Maintien de la diversité culturelle, vous disiez ?

© Jil Theunissen / hello_jil

Et chez nous ?

En Belgique, le nombre de co-productions avec les plateformes est bien moins important qu’en France, mais devrait augmenter ces prochaines années en raison de l’entrée en vigueur des mesures de contribution à la production, et d’une probable augmentation à venir des taux. Un défi pour notre industrie, comme le souligne Jeanne Brunfaut, directrice du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel dans un entretien accordé au CSA, qui devra trouver l’équilibre entre le maintien de sa liberté de création et des spécificités belges d’un côté, et les opportunités économiques et de large diffusion permises par la contribution de ces plateformes de l’autre.

La force de création est là, on lui souhaite de pouvoir naviguer au mieux entre les différentes voies de production pour émerger dans toute sa diversité. Les plateformes font partie de nos vies, nous sommes familier·es de leurs manières de fonctionner, de produire, de proposer des contenus. Binge watcher une série un peu cliché de temps en temps, ça fait du bien à beaucoup d’entre nous et c’est très bien. Rappelons-nous simplement de consommer autrement aussi, de visionner ce qui se fait de différent (et partant de soutenir ces formes de création), d’aller au cinéma, ou d’utiliser des plateformes alternatives aux géants américains. On pense notamment à arte.tv, qui se démarque petit à petit comme la plateforme culturelle publique européenne, ou encore à des services de streaming plus pointus comme l’outsider anglais Mubi.

© Jil Theunissen / hello_jil
Appel à projet

Une histoire, des projets ou une idée à partager ?

Proposez votre contenu sur kingkong.

Partager cet article sur

à découvrir aussi