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Sculpture 3D : l’art sensible de collaborer avec la machine

Auteurice de l’article :

Elsa Ferreira

Journaliste depuis une dizaine d'années, Elsa est spécialisée en technologie et culture. Adepte des contre-cultures, elle observe et décrypte l'impact des technologies sur la société. Elle collabore régulièrement à des magazines tels que Makery, Pour l’Éco ou L'ADN.

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Loin de l’image froide et automatique des fichiers numériques, l’impression 3D se montre malléable, prône aux “heureux accidents”, est communautaire, expressive voire monumentale et littéralement vivante. Rencontre avec des artistes qui collaborent avec la machine pour faire parler notre époque.

Dans le studio de James Rogers, sculpteur installé à Londres, les machines numériques côtoient sans encombre le cuivre, la porcelaine ou la cire. De loin, on pourrait croire à des sculptures traditionnelles – les tâches sur ses habits d’artiste semblent d’ailleurs aller dans ce sens. Les yeux habitués remarquent pourtant sur ces créatures de cuivre la trace des couches successives du filament.

©James Rogers
©James Rogers

Dans son travail, James Rogers explore le monde post-digital émergent, “les connexions, dépendances et comment ces tendances sont reflétées dans nos réseaux technologiques”, présente-il sur son site. Pour se faire, il a construit sa propre imprimante, qu’il a ensuite hackée pour intégrer plus de textures à ses sculptures. À l’époque, l’artiste s’essayait à des œuvres à plus grandes échelles, raconte-t-il. “La résolution augmentait, je perdais en abstraction et mes sculptures devenaient parfaites. Elles auraient pu être faites de n’importe quelle façon et je me suis dit que je n’étais pas honnête sur le processus.” Il augmente alors la circonférence de l’extrudeur, d’où sort la matière, pour la rendre plus épaisse et le processus d’addition de couches successives plus visible. Il ajoute aussi la notion de glitch. “Dans mon travail, je cherche à faire des ponts entre le monde physique et numérique et en traduire l’esthétique, explique-t-il. Or, nous ne maîtrisons pas encore la communication entre ces deux mondes.” Il prend notre conversation, par visio, pour exemple : “À travers l’écran, vous pourriez mal comprendre mes intentions. Vous pourriez croire que je suis impoli, que je flirte. Ce sont des glitchs : des glitchs sociaux, que je transforme dans mes sculptures en glitch de la matière.” Ces filaments accidentels deviennent alors la traduction d’une conversion imparfaite entre deux mondes qui se superposent.

YouTube et le pouvoir d’Internet

James Rogers s’est emparé de la technique de l’impression 3D en découvrant les communautés dédiées sur Internet. “J’aime les projets open source, cela supprime la barrière d’entrée pour accéder à ce genre de technologies”, explique-t-il. Alors que la peinture, assez élitiste considère-t-il, s’apprend dans des écoles, l’impression 3D se propage à travers des forums et des tutos. Une expérimentation qui, selon lui, “capture le zeitgeist de l’époque”. “On regarde des vidéos Youtube, on s’arrache les cheveux, on consulte des forums. Ça incarne vraiment le pouvoir d’Internet et la distribution de l’information.”

L’histoire de l’art est celle
de la technologie.

Heleen Sintobin

C’est aussi cette accessibilité qui a convaincu Heleen Sintobin, designer basée à Bruxelles, de se mettre à ces outils. Après des études d’architecture, elle s’installe à Londres pour apprendre le design. “Je voulais vraiment devenir artisane. Mais à ce moment, j’ai réalisé que pour faire d’une pratique ma profession, il me faudrait 10 ans. Je n’avais pas ce temps.” Elle tombe alors sur le livre de Jonathan Openshaw, Post Digital Artisan. “J’ai compris qu’en combinant l’artisanat et l’innovation, je pouvais faire quelque chose de beau et développer ma propre esthétique.” Depuis, elle s’attache à traduire le vocabulaire de la machine dans des expérimentations esthétiques.

Heleen Sintobin grave les paramètres de sa machine CNC pour développer un alphabet de ces outils de fabrication numérique.

Des expérimentations pas toujours appréciées par des pairs attachés aux techniques traditionnelles, remarquent les deux artistes. Alors qu’il était encore étudiant en art, James Rogers a rencontré quelques réticences. “Il n’y avait pas de département dédié, je partais de zéro et je faisais beaucoup de choses horribles. Il n’y avait pas d’estime pour le potentiel. On attendait de moi que je vienne avec la production finale mais la partie la plus difficile du travail était d’explorer ces technologies émergentes.” “Pourtant quand tu regardes l’histoire de la céramique par exemple, on est passé à la roue manuelle, à celle électrique, estime Heleen Sintobin. Il y a toujours cette notion d’outillage et on pourrait dire que le numérique n’est qu’une addition à ce savoir.” “L’histoire de l’art est celle de la technologie”, acquiesce James Rogers.

Des matériaux loin d’être rigides

Loin de sa réputation de machine rigide et mathématique, l’impression 3D est un processus sensible et organique, estiment tous deux Heleen Sintobin et James Rogers. “Si vous mettez des matériaux naturels dans la machine, ça ne sera jamais parfaitement plat. Normalement, avec une machine CNC (un autre type de machine à fabrication numérique, Ndlr), on choisit plutôt du bois ou de l’aluminium, des matériaux produits en masse. J’utilise des matériaux à fibres comme le cuir et je dois être en dialogue constant avec la machine. Je dois ajuster, sentir, être toujours prête à intervenir si quelque chose se passe mal. À chaque fois, je cherche les limites : jusqu’où je peux aller ? Même si la machine fait des simulations, le résultat n’est jamais le même.”

“Les matériaux sont sensibles, pense lui aussi James Rogers. La porcelaine est sensible à l’humidité, la cire à la chaleur et les imprimantes sont sensibles aux problèmes électriques et mécaniques. Il ne s’agit pas seulement d’un fichier CAD : il faut passer par un processus d’essais et d’erreurs pour que la sculpture tienne debout. Après tout, c’est le but.”

Intégrer la machine dans un écosystème

Avec ses 10 mètres de haut, sans doute l’une des plus grandes pièces imprimées en 3D, faire tenir debout Tree One était un sacré défi. Imaginée et construite par EcoLogic Studio, un studio d’architecture et de design spécialisé dans les biotechnologies, Tree One est une sculpture vivante qui métabolise et capture le dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère via des micro-organismes – ici, des micro-algues -, le transforme en biomasse pour ensuite l’utiliser comme matière première d’un polymère biodégradable et imprimable. “La sculpture devient un stockage de carbone”, décrit Marco Poletto, architecte et co-fondateur du studio avec Claudia Pasquero.

Tree One, Marco Poletto et Claudia Pasquero © Yoon Joonhwan

Tree One est une tentative d’établir une nouvelle relation entre la technologie et la nature, illustre Marco Poletto. “Le concept n’était pas tant de créer une version technologique d’un arbre, mais plutôt de démontrer comment la technologie pouvait être naturalisée, explique l’artiste. Comment inclure les imprimantes et leur intelligence dans un processus écologique ?” Pour le Studio, les imprimantes 3D ne sont pas seulement une machine ou un appareil mécanique qui accélère et simplifie la production, dépeint Marco Poletto. “Elles sont une couche supplémentaire dans un processus complexe qui entremêle le biologique et le numérique.”

Dans cette œuvre monumentale, Marco Poletto et Claudia Pasquero ont repoussé les limites techniques. Le tronc, capable de tenir seul sans autre renforcement, et les racines, la partie la plus lourde qui donne les fondations stables de la sculpture, ont été imprimées par un robot industriel. La canopée, dont les fibres sont beaucoup plus fines, a été imprimée par 20 imprimantes de grande taille (et capables d’utiliser des filaments en biopolymère), afin de ne pas diviser l’œuvre en trop de morceaux et rendre son assemblage plus facile. Enfin, le processus d’impression s’est fait à distance. “Nous sommes basés à Londres et la pièce allait être installée en Corée, justifie Marco Poletto. Nous ne voulions pas trop utiliser de transports, alors nous avons développé cette méthode pour distribuer les matériaux et la construction de manière efficace.”

Tree One © Yoon Joonhwan

Comme James Rogers et Heleen Sintobin, Marco Poletto envisage sa relation avec la machine comme un processus collaboratif. “Le résultat est vraiment le produit des toutes ces formes d’intelligence combinées”, décrit l’artiste. Celle des algues, qui métabolise le dioxyde de carbone ; celle du matériel, dans la performance de sa structure et ses capacités ; celle de la machine, du programme et de l’algorithme sur lequel les artistes s’appuient pour créer les motifs de la sculpture ; et, enfin, l’intelligence des artistes, qui réside dans “la coordination et l’orchestration des processus. Il faut extraire de chacun de ces éléments ce qui va créer cette pièce finale, afin qu’elle soit davantage que la somme des produits”, conclut-il. Un travail collaboratif post-humain qui, plus que jamais, capture notre époque.

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