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Les grands salons du jeu vidéo seraient-ils en train de mourir ?

Auteurice de l’article :

François Genette

Accro à l’actu, fan de la culture geek, aficionado de tech digitale et gamer acharné, François Genette est passionné par tout ce qui touche au numérique. Journaliste pendant près de 15 ans dans les grands médias nationaux et locaux, il utilise aujourd’hui sa plume pour partager ses découvertes venant des univers qu’il affectionne.

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Il y a quelques jours, la Gamescom, le plus grand salon au monde du jeu vidéo, battait son plein à Cologne. Sur place, des centaines de milliers de fans ont pu découvrir et tester les dernières nouveautés du secteur. Mais alors que l’industrie vidéoludique paraît en parfaite santé, certains événements de ce genre semblent souffrir, voire disparaître… Et si, à terme, c’était l’ensemble d’entre eux qui était en train de s’éteindre ?

1.220 exposant·es, 63 pays représentés, 33 pavillons, 230 000 m² de surface d’exposition. Mais surtout, près de 320.000 visiteur·euses en l’espace de 5 jours. La Gamescom n’a jamais semblé aller aussi bien que cette année. Le plus grand salon d’Europe dédié au jeu vidéo a fait le plein de fans, venu·es tester les derniers jeux vidéo présentés par les grands éditeurs comme Microsoft Xbox, Nintendo, Sega ou encore Ubisoft, mais aussi provenant des studios “indés” (les petits studios indépendants, souvent moins ambitieux que les grands noms, mais assez originaux).

Nous y étions. Et nous en avons pris plein les yeux : des stands grandioses, comme celui dédié au nouveau jeu de stratégie “Warhammer : Age of Sigmar”, dont la déco était tout simplement un petit fort médiéval en taille réelle. Ou celui pour le nouveau “The Crew Motorfest” des Français d’Ubisoft, qui avait tout simplement déplacé une véritable Lamborghini Gallardo dernier modèle et flambant neuve pour l’occasion, ou encore celui des chinois de HoyoStudio, contenant un robot géant, une boutique spécifique pour leur propre goodies et des dizaines de cosplayeur·euses, personnes payées pour parader, déguisées et grimées en personnages des différents jeux présentés par le studio.

Bref, une grande fête colorée, ultra-chargée et démesurée… et pourtant, pour certain·es comme Corentin De Clercq, propriétaire du studio wallon Little Big Monkey Studio et présent pour faire des affaires, ce faste n’est pas aussi important que les années précédentes : “Je remarque que les stands de la Gamescom, bien qu’ils soient toujours impressionnants, le sont moins que lors des précédentes éditions. Il faut savoir que ceux-ci coûtent évidemment énormément d’argent, de même que la distribution de goodies, les personnes sur place, etc. Pour les éditeurs qui budgétisent cela, c’est un coût énorme et le retour sur investissement n’est pas si évident que ça”.

Même son de cloche de la part de Domenico Laporta, narrative designer et responsable des nouveaux médias à Wallimage. Des salons, il en fait depuis 20 ans, et il a déjà vu des éditions plus impressionnantes et démesurées que celle-ci : “Je me souviens de la folie quand on a annoncé GTA 5. Pareil quand le studio CD Projekt Red a lancé Cyberpunk bien des années avant que le jeu ne sorte, c’était aussi fou. À un moment donné, Nintendo avait même organisé une compétition de Mario Kart dans l’un des halls en projetant des animations sur le sol. Bref, il y a vraiment eu des événements assez incroyables ici. Mais pour le moment, on n’a plus vraiment ça. La soirée d’ouverture est encore un peu épique, mais elle l’est tout de même moins qu’avant. Et puis, il faut dire aussi qu’ici, tout est en allemand. C’est assez particulier. Même les présentations pour des jeux internationaux se font en allemand. Donc cela reste assez local, réalisé pour un public spécifiquement allemand et pas forcément international.”

Mais pour comprendre les raisons de ce changement progressif de paradigme de la Gamescom, et par extension des autres grands salons, il faut d’abord commencer par revenir sur les raisons pour lesquelles ils ont été organisés et sur leur incroyable succès jusqu’ici.

Les salons, de grandes fenêtres sur une industrie en plein boom

Née réellement à la fin des années 70, l’industrie du jeu vidéo a connu une expansion rapide, tirée par l’évolution de l’informatique, qui lui a permis d’offrir des jeux toujours plus développés et ambitieux.

Bien qu’elle soit encore très loin de la professionnalisation qu’on lui connaît aujourd’hui, l’industrie connaît néanmoins un essor très important et un premier tournant au milieu des années 90, avec la présence de plusieurs grandes entreprises dans la course aux consoles (Sony, Nintendo et Sega), une offre de jeux de plus en plus importante sur ordinateurs domestiques et l’expansion des studios de développement spécifiques pour ce type de support. Pourtant, à ce moment, aucun salon ni événement n’est encore réservé au secteur.

C’est pour pallier ce manque que l’Electronic Entertainment Expo, plus connu sous le petit sobriquet d’E3, fait son apparition en 1995 à Los Angeles. Le succès est immédiat, avec près de 50 000 visiteur·euses dès la première édition. Et celui-ci ne va aller qu’en grandissant, faisant de l’E3 le rendez-vous annuel de l’industrie, avec des stands qui ne cessent de s’étoffer, la présence de tous les grands éditeurs, des conférences et des présentations de jeux qui prennent de plus en plus des allures de shows hauts en couleurs et toujours plus spectaculaires.

Mais les Américain·es sont loin d’être les seul·es à avoir perçu l’intérêt d’organiser ces grandes messes du jeu vidéo. Partout dans le monde, d’autres événements similaires apparaissent, notamment le Tokyo Game Show au Japon, inauguré en 1996 en plein cœur de la capitale nippone, et la Game Convention, lancée en 2002 à Leipzig (Allemagne) et dont la fameuse Gamescom en est le successeur naturel depuis 2009. Cela sans compter également les petits rassemblements et groupements de développeur·euses tels que la Game Developers Conference – ou GDC pour les intimes – qui existaient auparavant et qui ont profité de l’engouement pour grossir au point de devenir des références en la matière.

Outre l’aspect public, ces salons permettent surtout les rencontres entre les professionnel·les du secteur. Et cet aspect “B2B” est on ne peut plus important, comme l’explique Domenico Laporta : “Ces salons permettent aux professionnel·les d’aller sur place, de rencontrer les personnes importantes du secteur. Tu vas boire un verre, tu vas au resto, tu as une discussion qui dépasse le cadre de ton jeu. Et tu t’en souviens… Pour ma part, il y a des gens que j’ai rencontrés à la Gamescom en 2007 avec qui je travaille aujourd’hui, soit près de 15 ans après. À ce niveau, c’est sûr que le rapport humain reste primordial même dans le jeu vidéo qui est, il faut rappeler, un médium numérique complètement désincarné”.

Évolution et turbulences

Au début des années 2000, les différents salons mondiaux proposent des stands toujours plus grands, des spectacles toujours plus impressionnants. Le but : attirer du monde par cette démesure, mais aussi combler le manque de finesse visuelle offerte par les jeux de l’époque, dont la technologie ne permettait pas ce que l’on voit aujourd’hui. “C’était seulement le début des graphismes en 3D, on avait une qualité esthétique qui était encore assez pauvre et du coup, les éditeurs devaient faire beaucoup d’esbrouffe pour compenser un aspect visuel qui, une fois que tu lançais le jeu chez toi, était assez peu impressionnant. Donc forcément, lors des salons, il y avait des feux d’artifice partout, des grands shows visuels, des décors incroyables, des écrans gigantesques, etc.”, explique Domenico Laporta.

Mais ce faste a un coût. Et ce dernier est très élevé. Pour l’E3, on parle de 5 à 10 millions d’euros pour un stand. Une fortune. Pareil pour les studios, qui doivent payer très cher leur participation, comme l’explique Virginie Maréchal du studio belge Clever Trickster Studio : “Par exemple, la GDC représente un certain coût. L’inscription, c’est entre 350 $ et 2300 $ en fonction des accès, l’hôtel coûte 1000 euros la chambre pour une semaine, les billets d’avion sont à 1500 euros plus ou moins. Si on y va à plusieurs, il faut faire le calcul. Cela revient à un prix très cher. Cela n’a d’intérêt que si on a réellement un projet à montrer, et encore…”

À partir de 2006, les grands noms de l’édition commencent à choisir certains salons et à ne plus venir à d’autres. Une situation qui met à mal le secteur, dont l’E3, qui voit une première fois apparaître un véritable danger pour sa survie.

Face à cela, les organisateurices tentent de s’adapter. Moins de spectacles, plus de place pour les négociations entre acteurices professionnel·les et des présentations de jeux qui se font davantage comme des conférences de presse que comme des grands shows disproportionnés.

Les résultats de ces changements sont partagés. L’E3 souffle le chaud et le froid, redevenant très classique et plus intime (à peine 10 000 visiteur·euses en 2007) pour ensuite reproposer une formule plus étendue à partir de 2009. Les autres salons parviennent à garder une meilleure régularité au niveau de leur public, mais font face, eux aussi, aux désistements de plusieurs éditeurs cruciaux de l’industrie.

D’autant qu’apparaît une nouvelle menace après les années 2010 : le développement du streaming vidéo en ligne. Devenu peu à peu monnaie courante, celui-ci permet aux éditeurs de proposer leurs propres événements de présentation en direct. Et c’est Nintendo qui lance le bal, avec en 2011 le premier Nintendo Direct.

Ce format est très avantageux pour les géants du secteur, comme l’explique Corentin De Clercq : “Au-delà de l’aspect financier, le problème que posaient ces salons pour les éditeurs, c’est la deadline que cela leur impose. Ils doivent être prêts, ou en tout cas avoir quelque chose à montrer s’ils veulent faire de grosses annonces. Et parfois, ces deadlines ne tombent pas juste. Et donc, cela les oblige à devoir se presser, presser les studios qu’ils financent et prendre le risque de sortir quelque chose qui n’est pas prêt. Un vrai pari, quand on sait à quel point un bad buzz peut faire mal à la réputation d’un jeu. C’est pour cette raison que la plupart des gros éditeurs ont aujourd’hui leur propre salon de présentation qui se fait en ligne. Ils ont grâce à cela non seulement la maîtrise de la deadline mais aussi la maîtrise du contenu et le choix concernant la manière dont ils vont montrer celui-ci.”

La catastrophe COVID et la mort de l’E3

Les autres grands éditeurs suivent le mouvement. Microsoft lance son Xbox Showcase, Sony son State of Play. La pratique devient récurrente. Et les désistements se succèdent de manière plus régulière au fil des années, au grand dam des salons.

Dans ce contexte déjà compliqué, une énorme chape de plomb vient encore assombrir les perspectives des organisateurices. Elle se nomme COVID-19. Début 2020, la pandémie frappe le monde entier, l’économie s’arrête, les rassemblements sont interdits. Et évidemment, E3, Gamescom, Tokyo Game Show, GDC et tous les autres sont annulés, purement et simplement.

De même en 2021, où certains tentent malgré tout de s’adapter, en proposant des versions en ligne de leur salon. Celles-ci ne performent d’ailleurs pas trop mal compte tenu de la situation, mais démontrent encore que le secteur peut se passer de grands événements physiques pour tourner, et que nombre de studios préfèrent même ce type de format « en ligne », comme Corentin Le Clercq le confie : “Je dois dire que j’ai bien aimé les éditions durant le COVID qui se sont faites uniquement en ligne. Cela permettait de simplifier les choses, il était plus facile de voir directement s’il y avait un lien commun entre les studios et les éditeurs présents. Et cela coûtait évidemment beaucoup moins cher pour tout le monde !”

La pandémie de COVID-19 laisse quoi qu’il en soit des traces très profondes, dont la plus importante est la mort de l’E3. Alors qu’il est censé revenir en 2022, le salon américain se voit confronté à une cascade d’annulation de participations des grands noms du gaming. D’abord Sony, puis Nintendo, puis Microsoft. C’en est trop pour les organisateurices, qui jettent l’éponge.

En 2023, on annonce à nouveau en grande pompe le retour de la star des salons. Mais en vain. Face à un nouveau désistement de presque l’ensemble des grands acteurices du secteur, le constat de Reedpop et de l’Entertainment Software Association, qui organisent l’E3, est sans appel : “Notre décision s’est avérée difficile, nous avons dû faire un choix nécessaire pour l’industrie et pour l’E3. Nous comprenons que certaines compagnies n’auraient pas pu mettre de démos jouables à la disposition du public et que des problèmes de ressources auraient transformé l’E3 en un obstacle insurmontable”.

Mais pire encore, c’est la suite du communiqué des deux entreprises, qui annoncent “réfléchir à l’avenir de l’E3”. Un discours qui sonne comme le glas définitif de celui qui fut le plus grand rassemblement du secteur vidéoludique au monde.

Un avenir en forme de point d’interrogation

Si l’E3 a sans doute définitivement tiré sa révérence, les autres grands salons sont parvenus à se maintenir, voire à retrouver des couleurs une fois la pandémie mondiale passée.

La Gamescom de cette année, par exemple, n’a pas atteint les chiffres d’avant le COVID, mais elle a malgré tout bien performé, surtout au niveau du public.

Mais cette embellie reste fragile, et même si les chiffres mis en avant semblent être prometteurs et rassurants, la réalité sur place est à prendre avec plus de pincettes, comme l’explique Domenico Laporta : “Pour y être allé, la GDC cette année n’est plus la GDC que j’ai connue auparavant. On le constate à l’œil nu, il y avait des endroits très vides. Et ici à la Gamescom, il faut voir comment Netflix occupe un pavillon énorme alors qu’ils n’ont aucun jeu à vendre… Ce qu’ils visent, c’est la création de contenu Instagram et TikTok grâce au public et à des décors bien foutus. C’est ainsi qu’ils occupent l’espace. Et cela, ça veut certainement dire que les prix des stands ont baissé, ce qui est un signe. De plus, les réservations des stands se font à présent sur de nombreuses années. Pour Netflix, on parle de 10 ans. Donc on peut en déduire que le modèle va peut-être un peu changer… La Gamescom risque de ressembler à un événement plus fourre-tout, du genre de la San Diego ComiCon… Un événement dans lequel on trouve davantage de Cosplayer·euses, un truc qui est plus « célébratif » qu’une vraie plateforme de Business…”

Du business justement, il devrait y en avoir moins. Mais l’attrait du public quant à lui, reste un facteur important pour Corentin De Clercq : “Pour le public, ce genre d’événements reste très chouette pour pouvoir tester les nouveaux jeux en avant-première, pour se faire une idée sur les différentes nouvelles licences qui vont sortir. Mais même à ce niveau, les choses changent. On a maintenant l’opportunité d’avoir accès à des early access et des beta version des jeux. Ce qui signifie qu’on n’a plus besoin de se rendre sur place pour découvrir  « en avant-première » les nouveautés. Mais à contrario, il y a quand même toujours l’ambiance dans les différents stands qui sont gigantesques et très impressionnants. Il l y a tous les goodies aussi qu’on peut récupérer et c’est quelque chose de particulier pour les vrai·es fans”.

Suffisant pour maintenir à flot ces énormes paquebots ? Rien n’est moins sûr. D’autant que l’industrie sature petit à petit, et que le succès des jeux devient de plus en plus difficile.

Une nouvelle mue est donc assez probable : “Il ne faudra pas s’étonner que dans les années à venir, l’eSport s’empare de ce genre d’événement avec des compétitions. Qu’il y en ait et qu’elles soient beaucoup plus événementielles, plus animées. Car le public répond présent là et il est demandeur… Par contre, une chose est certaine, les professionnel·le·s, elleux, viendront de moins en moins”.

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