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L’industrie du jeu vidéo : des records à la crise existentielle

Auteurice de l’article :

François Genette

Accro à l’actu, fan de la culture geek, aficionado de tech digitale et gamer acharné, François Genette est passionné par tout ce qui touche au numérique. Journaliste pendant près de 15 ans dans les grands médias nationaux et locaux, il utilise aujourd’hui sa plume pour partager ses découvertes venant des univers qu’il affectionne.

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2023 fut une année inoubliable pour l’industrie vidéoludique. Que ce soit en termes de nombre de jeux sortis ou d’unités vendues dans le monde, aucun autre cru n’a fait aussi bien. Et pourtant, l’année dernière fut aussi celle qui a battu le record du nombre de licenciements. Un paradoxe qui ne doit rien au hasard et qui ne semble que s’aggraver.

Si vous êtes un tant soit peu intéressé·e par le secteur du jeu vidéo, vous avez plus que probablement été très enthousiasmé·e par l’année qui vient de s’écouler. Car en tant que joueur·euse, nous avons tout simplement été submergé·es par une vague de sorties sans précédent. Au total, ce ne sont pas moins de 13.500 jeux qui sont arrivés sur le marché l’année dernière, rien que si l’on prend en compte les ventes de la plateforme Steam (la boutique en ligne d’achat de jeu vidéo appartenant à la firme américaine Valve et considérée comme la plus développée du marché). Si on inclut à cela les ventes des autres plateformes, comme l’Epic Game Store, GOG, le Playstation Network, le Nintendo Store ou encore le Microsoft Store, ce nombre de jeux sortis atteint presque 20.000 unités. Une véritable avalanche.

Et ce n’est pas tout, 2023 est également exceptionnelle concernant un autre aspect, celui de la qualité des jeux sortis. En effet, sur ces lancements, 76 ont réussi à atteindre voire à dépasser la barre symbolique des 80 % d’avis positifs sur Metacritic. Ce site, reconnu comme référence, catalogue toutes les notes attribuées par la presse mondiale aux productions audiovisuelles et numériques comme les albums de musique, les films, et bien sûr, les jeux vidéo. Pour chacun d’entre eux, il établit un score qu’il agrège sous forme d’une moyenne en pourcentage.

24 d’entre eux dépassent même le score de 90 %. Là encore, du jamais vu. Autant dire que pour les fans, l’embarras du choix n’a jamais été aussi gargantuesque. Et si cela peut paraître très enthousiasmant pour l’industrie, il existe pourtant un revers à cette médaille. Et un fameux.

La bulle nommée COVID

Pour expliquer cela, il faut tout d’abord revenir en 2020, lorsqu’un certain virus s’est propagé sur la planète entière, entraînant dans presque tous les pays du monde des périodes de confinement jamais vues auparavant. Coincées chez elles pendant des mois pour la première fois de leur vie, des centaines de millions de personnes doivent trouver des choses à faire pour tuer l’ennui. Et pour cela, nombre d’entre elles se tournent vers les technologies digitales… dont le jeu vidéo. Les ventes de consoles explosent, et le nombre de jeux vendus durant ces périodes bat des records.

Il n’en fallait pas moins pour que les éditeurs de jeux vidéo y voient une opportunité unique d’investir pour faire gonfler cette croissance, déjà hors-norme, du secteur. Iels investissent donc massivement dans les studios avec un but : leur faire développer un grand nombre de jeux susceptibles d’attirer des publics toujours plus éclectiques. Grâce aux mannes d’argent qui arrivent sur leurs comptes en banque et les demandes de développement qui ne cessent de s’entasser sur leur “to do list”, les studios engagent à tour de bras. D’autant que les éditeurs sont ambitieux·ses, et demandent des jeux toujours plus spectaculaires, plus longs à terminer et plus riches au niveau de leurs graphismes. Bref, des projets qui demandent une main d’œuvre extrêmement importante.

Mais cet emballement généralisé des grands investisseur·euses du secteur n’a pas pris en compte un facteur très important de cette période : la croissance liée à la période du COVID est anormale, “artificielle”. Et iels vont se rendre compte de leur erreur à partir de 2022, lorsque peu à peu, la courbe de la croissance, qui était pratiquement exponentielle jusqu’alors, commence à infléchir sa pente. Cette bulle dans laquelle iels ont misé des sommes faramineuses se dégonfle, d’abord doucement, puis de manière plus marquée. Le virus est maîtrisé, la vaccination est passée par là, et les gens peuvent en effet ressortir de chez eux sans prendre de risque. Les consoles sont partiellement laissées sur le côté, les achats de jeux ne sont plus une priorité. La folie telle qu’on l’a connue est en train de passer.

2023 : Hype et peur de l’avenir

Pour autant, les investissements ont été réalisés, et pas question de tout laisser tomber. Les projets de jeu lancés en période du COVID arrivent pour beaucoup à terme à partir de 2023. L’année dernière a cela de particulier qu’elle voit arriver, comme dit plus haut, un nombre tout à fait anormal de grosses et moyennes productions. Des blockbusters qui sont particulièrement réussis, car les budgets qui leur ont été alloués sont à la hauteur de ce dont les studios avaient besoin pour pouvoir les “polir”, comme on dit dans le jargon, à savoir les travailler suffisamment pour atteindre les objectifs de qualité qu’ils s’étaient fixés en termes de graphismes, de gameplay, ou encore de scénario. Les ventes sont donc très importantes, et les éditeurs se frottent les mains… tout en craignant la suite.

Et oui, ces dernier·es ont vu l’essoufflement de la courbe de croissance et commencent à s’inquiéter d’un repli à venir de plus en plus important malgré les chiffres plus qu’enthousiasmants. D’autant que maintenant que de nombreux projets sont terminés et que les jeux développés sont sur le marché, les studios se retrouvent avec un très grand nombre de travailleur·euses en attente de nouvelles missions. Une source de dépense importante donc, que les éditeurs voient comme un véritable danger si la situation venait à se détériorer encore davantage. Ceux-ci réagissent donc de manière drastique et demandent aux studios de faire des coupes dans leur budget, notamment et surtout au niveau de la main d’œuvre.

C’est le début d’une véritable bérézina. En 2023, 10.500 postes sont ainsi supprimés, dont un pourcentage important au sein de véritables mastodontes pourtant largement bénéficiaires tels qu’Electronic Arts, CD Projekt Red, Ubisoft, Nuverse, Amazon Games ou encore Epic Games.

Autre impact de ces décisions, l’abandon d’un grand nombre de projets pourtant bien avancés dans leur développement. En 2023, ce ne sont pas moins de 42 jeux en cours de production qui se voient tout simplement annulés. Parmi les studios impactés, de grands noms, là encore, comme Ubisoft, Sega, Riot Games (League of Legends) ou encore Naughty Dog (à qui l’on doit pourtant les incontournables The Last of Us et Uncharted). Et à chaque fois, des équipes complètes qui se retrouvent du jour au lendemain sans emploi.

Les indés dans le dur

Mais si les grands studios sont fortement impactés en 2023, c’est également le cas de très nombreux studios indépendants. Et pour une tout autre raison. En effet, reprenons notre chiffre de 13.500 jeux sortis rien que l’année dernière. Parmi ceux-ci, seulement 15 % ont généré un revenu d’à peine… 5 000 $. En somme, la toute grande majorité des jeux qui sont sortis ont tout simplement été des pures pertes pour leur studio de développement. Ces derniers étant, pour la grande majorité, de petites structures indépendantes.

Et cela s’explique. Avec la sortie massive des blockbusters à la fois spectaculaires, longs, beaux et bénéficiant d’une campagne marketing beaucoup (beaucoup) plus développée, les joueur·euses ont vite fait leur choix et en ont eu pour leur argent, n’ayant que très peu de temps restant pour se tourner vers les plus petits jeux, aussi réussis soient-ils. 

Un exemple parmi d’autres avec le jeu Immortal of Aveum, sorti dans le sillage du tonitruant Baldur’s Gate 3. Fruit d’Ascendant Studio, formé par des vétérans de l’industrie, le jeu était pourtant prometteur, tant dans son gameplay que dans ses graphismes. Mais il n’a tout simplement pas su exister et a terminé dans l’anonymat le plus total. Un flop qui a malheureusement été fatal pour l’emploi des quelque 80 collaborateur·ices du studio.

Et ce cas de figure est loin d’être unique. D’autant que les studios indépendants ont également dû faire face à d’autres coups durs. Certains ont en effet été entraînés par les restructurations des éditeurs qui les finançaient. C’est le cas notamment du studio américain Volition, actif depuis plus de 30 ans, qui a tout simplement été fermé sur ordre d’Embracer, géant suédois de l’édition à qui il appartenait.

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Autre coup dur pour les indés, le durcissement très important des procédures de sélection des éditeurs pour un éventuel financement de projets, ces dernier·es ne voulant plus prendre de risque dans cette industrie décidément très volatile. Résultat, des milliers d’équipes incapables de trouver de quoi se payer pour mettre en production les projets en cours d’élaboration.

Les groupes macrophages

Et puis, il y a les rachats. Le plus gros d’entre eux, c’est évidemment l’acquisition par Microsoft du groupe Activision Blizzard pour la somme démentielle de 68,7 milliards de dollars. Or, il faut savoir que peu avant, Activision Blizzard avait lui-même racheté de nombreux éditeurs et plusieurs studios, dont notamment Bethesda, un autre grand acteur du secteur. Et ces rachats en cascade ont entraîné l’apparition de “doublons” au sein du nouveau groupe formé. Des profils spécifiques comme des développeur·euses, des graphistes, des gestionnaires administratif·ves se sont retrouvé·es en surnombre pour un total de postes trop limité. Et plus grave encore, ce sont plusieurs studios travaillant sur des types de jeux similaires qui se sont retrouvés en concurrence directe dans le même groupe.

Malgré les grandes promesses faites par les dirigeants de Microsoft, ce qui devait arriver arriva. Des décisions ont été prises pour “écrémer” ces “unités en trop”. À peine trois mois après la validation du rachat, ce ne sont pas moins de 1.900 employé·es qui ont été licencié·es par le groupe américain. Un “plan d’exécution” qui réduirait les “zones de chevauchement” entre Microsoft et Activision, selon ce dernier. Le message est à la fois d’un cynisme glaçant et on ne peut plus clair.

Un cas un peu différent vient de se dérouler avec le groupe Embracer, dont on a déjà parlé. Ce dernier n’a cessé, ces dernières années, d’acheter d’autres groupes, studios et éditeurs. Mais face à la baisse de la croissance dans l’industrie, sa stabilité financière s’est mise soudainement à vaciller. La décision a donc été prise de se séparer de nombreux travailleur·euses, et de fermer plusieurs studios entiers.

Mais ces décisions prises à la suite de rachats commencent sérieusement à faire grincer des dents. Que ce soit la FTC, le gendarme de la finance américain, ou même l’Union européenne, on goûte très peu à ces bains de sang sociaux consécutifs à l’appétit trop important des grands groupes. L’institution américaine a d’ailleurs lancé une procédure contre Microsoft, estimant que ce dernier profite de sa position monopolistique sur le marché pour procéder à des restructurations sauvages.

La seconde vague est déjà là

En attendant, l’hécatombe continue en 2024. En janvier, le groupe Unity a annoncé le licenciement de 1.800 personnes. Microsoft a, comme écrit plus tôt, suivi avec 1.900 départs forcés au sein de sa branche dédiée au gaming. Puis ce fut le tour de Riot Games avec 530 emplois supprimés, Sony, avec le licenciement de 900 personnes, dont certaines actives dans ses plus gros studios de développement (Naughty Dog et Insomniac Games), Electronic Arts avec 670 personnes mises à la porte. En mars, Sega a annoncé la suppression de 240 emplois au sein de plusieurs de ses studios et très récemment, Take-Two, éditeur de “GTA”, vient d’annoncer la réduction de 5% de ses effectifs, soit environ 600 personnes.

Au total, depuis le 1er janvier, ce sont 8.800 personnes qui ont perdu leur emploi. Et nous ne sommes qu’en avril. On se dirige donc vers un record absolu. Une perspective d’autant plus réaliste que le secteur évolue vers des modèles très discutés d’abonnements annuels et de “jeux-services”. Le premier, concrétisé sous la forme des fameux “Game Pass” de Microsoft et “PlayStation Plus” de Sony, consiste en la mise en place de plateformes à la Netflix, où les joueur·euses n’achètent plus des jeux mais ont accès à un catalogue de plusieurs centaines de productions vidéoludiques perpétuellement disponibles. Ce modèle permet aux grands groupes de créer des processus de sélection encore plus exigeants et centrés sur les productions qui marchent et qui seront mises en avant, au détriment des studios ne leur appartenant pas, qui seront systématiquement exclus de ces plateformes, et donc tenus à distance d’une grande partie du public cible.

Le deuxième consiste en des jeux qui ne cessent de recevoir du contenu additionnel tout en gardant une base inchangée. Cela permet de faire payer les joueur·euses plusieurs fois pour accéder à ces nouveaux contenus et “prolonger l’aventure”, tout en limitant de manière importante les besoins de développement, et donc d’équipe qui y sont dédiées. Plus d’argent, moins de production, tout bénéfice pour les grands groupes.

Vers une prise de conscience ?

Le tableau est sombre, et l’avenir pour l’industrie le semble tout autant. Alors, quels sont les motifs d’optimisme à dresser face à ces réalités ? Le premier, c’est la prise de conscience des travailleur·euses du secteur. Ces dernier·es, mu·es jusqu’à présent par la passion pour le gaming et acceptant souvent d’être exploité·es, semblent aujourd’hui se rendre compte des changements qui s’opèrent et sont en train de s’organiser pour y faire face. Des syndicats voient tout doucement le jour, bien que ces initiatives rencontrent une forte résistance de la part des studios et éditeurs. Des grèves sont évoquées dans le cadre de certaines décisions. Mais ces différentes initiatives sont encore timides, face à des puissants groupes qui ont encore une mainmise globale sur la survie des studios.

Dans le même sens, des développeur·euses planchent pour mettre en place des protections juridiquement actées pour leur emploi et sur leur conditions de travail. Cela, avec le concours d’instances politiques qui commencent, dans les pays comme le Canada où le jeu vidéo est une composante économique incontournable, à réellement prendre fait et cause pour les développeur·euses et autres travailleur·euses du secteur.

Enfin, des studios commencent tout doucement à mettre en place des chartes éthiques en ce qui concerne leur manière de fonctionner, comme les Belges de Larian Studios, dont le CEO Swen Vincke ne cesse de répéter que l’industrie ne survivra pas si elle n’évolue pas vers une approche moins ultracapitaliste.

Et cette notion de mort du secteur, il n’est pas le seul à l’évoquer. Beaucoup d’observateurices y font également référence, arguant que l’industrie est aujourd’hui face à un tournant majeur. Sans changements importants, elle risque ni plus ni moins que de voir son attrait diminuer et ses ventes chuter. Et cela entraînera irrémédiablement les grands groupes à se désintéresser du secteur, et de cesser d’y investir. Avec, au final, une disparition de l’offre, et donc possiblement, la fin d’un secteur qui ressemblait hier encore à une véritable mine d’or infinie.

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