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Morehshin Allahyari, l’artiste qui réimagine l’histoire

Auteurice de l’article :

Juliette Maes

Diplômée d’un Master en Presse et Informations à l’IHECS en 2020, Juliette a fait ses premiers pas en journalisme au ELLE Belgique, pour qui elle écrit toujours aujourd’hui. Touchée par les sujets féministes et sociaux, elle s’intéresse entre autres à l’entrepreneuriat féminin, à l’inclusivité et à la transition écologique. Professionnellement, Juliette a la bougeotte. À côté du journalisme, elle est photographe et vidéaste, notamment pour Badger Production, une boîte bruxelloise experte en storytelling d’entreprise.

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Quand l’influence du colonialisme technologique occidental dénature l’art traditionnel du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, l’artiste Morehshin Allahyari s’approprie les outils numériques et l’IA pour re-figurer le mythe et l’histoire. Son travail tisse des contre-récits complexes pour défaire et réparer l’occidentalisation de la culture visuelle de cette région.

Morehshin Allahyari est une artiste et éducatrice Iranienne-Kurde basée à New York et dans la région de la baie de San Francisco. À partir de simulations 3D, de vidéos, de sculptures et de fabrications numériques, elle réinvente le mythe et l’histoire. Son œuvre Moon-faced, réalisée en 2022, sera exposée à Namur durant le KIKK Festival, du 24 au 27 octobre.

Activisme et participation, la vision artistique de Morehshin Allahyari

Son art est baigné dans l’histoire et l’activisme et se concentre principalement sur l’effet des pouvoirs coloniaux sur la façon dont nous utilisons la technologie, ainsi que ses conséquences sur le Sud global. « Je m’inspire de mes expériences personnelles pour raconter des histoires qui expriment des difficultés et des réalités collectives plus larges, explique Morehshin. Je crois également au pouvoir des communautés et de la création d’espaces. J’aime voir mon travail comme des projets sur lesquels d’autres personnes peuvent s’appuyer. »

Pour faciliter cela, Morehshin base ses œuvres sur des archives ou des recherches qu’elle rend ensuite disponibles en ligne ou dans des tables de lecture durant ses expositions, afin que d’autres puissent se les approprier. « Je perçois mon travail comme une opportunité pour d’autres personnes de s’appuyer dessus pour le continuer, ou d’y trouver de l’inspiration », poursuit-elle.

L’identité queer et la non-binarité dans la culture persane ancienne

Une grande partie du travail de Morehshin se base sur de la recherche de matériel historique et la perception de l’Histoire et des nouvelles technologies, non pas comme l’une faisant référence au passé et l’autre touchant à l’avenir, mais d’imaginer une relation non-binaire entre les deux. « J’observe le passé historique et j’imagine ce à quoi il aurait pu ressembler, ou les façons dont certains récits historiques ont été sous-représentés ou oubliés », explique-t-elle.

Son projet Moon-faced, réalisé en 2022, est né de cette volonté de réimaginer l’Histoire persane et iranienne. Dans la littérature persane ancienne, ماه طلعت (Moon-faced ou Visage lunaire en français) était un adjectif non-genré qui définissait la beauté à la fois chez l’homme et chez la femme. Aujourd’hui, dans l’Iran contemporain, ce mot a perdu ses caractéristiques non-genrées et ne désigne plus que la beauté de la femme. 

Les peintures et photographies réalisées au début de la dynastie Qajar reflétaient cette non-binarité du genre exprimée par le terme Moon-faced. Elle était connue, surtout à ses débuts au 19ème siècle, pour ses portraits représentant des personnes aux caractéristiques non-binaires et androgènes ou des couples queer. « On parle de tableaux représentant des femmes avec des mono sourcils ou des moustaches, des hommes avec des tailles fines et d’autres caractéristiques physiques typiquement féminines. À l’époque, cette absence de distinction claire entre le masculin et le féminin était considérée comme l’apogée du beau, décrit Morehshin. Cela nous montre qu’il est facile d’oublier que les standards de beauté évoluent et changent en fonction des générations ou des pays. Ils n’ont pas toujours été ceux que l’on voit aujourd’hui. »  

À partir de la fin du 18ème siècle jusqu’au début du 20ème siècle, cette culture du queer et du non-binaire change et évolue vers quelque chose de bien plus genré. Des études expliquent cette transition principalement par l’occidentalisation de l’Iran et l’intérêt des rois de l’époque pour l’Europe, qui se sont inspirés des traditions du Vieux Continent pour moderniser le pays. 

Avec la démocratisation de la photographie, il est également devenu de plus en plus courant pour les artistes de l’utiliser comme modèle. Au fil du temps, la modernisation de l’Iran, l’influence de la tradition européenne et l’utilisation de la photographie comme modèle ont mis fin à la représentation queer des genres qui caractérisaient ces peintures.

Réimaginer les portraits queer de la culture visuelle persane

Dans son projet Moon-faced, Morehshin Allahyari a entrainé une intelligence artificielle à récréer des portraits queer et non-genrés à la façon des peintres du début de la dynastie Qajar pour retrouver cette histoire qui s’est perdue avec les années. Au moment de commencer le projet, en 2022, il y avait très peu de matériel disponible sur le sujet dont l’intelligence artificielle pouvait se nourrir. Morehshin a donc dû créer elle-même une base de données à partir d’archives et de documents de l’époque. 

« Il a fallu du temps avant de créer une base de données assez large pour que le programme produise les images que j’attendais, admet Morehshin. C’était un processus compliqué. Mon travail se base largement sur les conséquences du colonialisme sur le Sud global. L’IA fait évidemment partie de ce système et il est biaisé. La majorité de sa base de données vient de ces chaînes très spécifiques appartenant au Nord global. Il a donc fallu que je crée ma propre bibliothèque centrale de laquelle le programme pouvait se nourrir pour contourner les biais présents dans le matériel disponible à l’époque. »

À travers Moon-faced, Morehshin veut, dans un premier temps, réimaginer les œuvres d’art qui pourraient exister aujourd’hui si les traditions n’avaient pas évolué de la façon dont elles l’ont fait avec l’influence occidentale. Ensuite, le projet permet de remettre cette bride de l’histoire de l’Iran dans un contexte plus large et nous permet de comprendre l’aspect instantané de la vie dont on fait l’expérience. « Actuellement, la façon dont nous comprenons la beauté est très genrée et il est facile d’imaginer que cela a toujours été comme ça, explique Morehshin. Pourtant, les normes, lois et façons de vivre que nous connaissons et qui nous semblent aujourd’hui être les seules façons d’exister dans le monde ne correspondent pas du tout à la réalité d’il y a 100 ou 200 ans. »

Moon-faced est avant tout un travail spéculatif, qui pose la question « qu’est-ce qui aurait pu être ? » et invite à s’ouvrir à la multiplicité des réalités. « L’histoire nous apprend que, si la société est telle qu’elle l’est à l’instant présent, cela ne veut pas dire qu’elle l’a toujours été et qu’elle le sera toujours, assure l’artiste. La vérité est faite de nombreuses couches et le choix de qui l’on peut être dans ce monde nous appartient. »

Dans le cas de l’identité de genre et des standards de beauté, la queerphobie et l’homophobie sont encore très présentes en Iran. Or, il y a encore 200 ans, les questions du genre et des idéaux de beauté étaient plus ouvertement explorées et moins cadenassées. Aujourd’hui, les standards de ce qui est considéré comme beau pour un homme sont plus genrés, et tout ce qui est en dehors est considéré comme queer, qui signifie littéralement « étrange » ou « hors de l’ordinaire ». C’est pour cela qu’il est crucial de comprendre les contextes historiques et de s’intéresser aux autres possibilités du vrai.

Le travail de Morehshin Allayari est actuellement à découvrir dans différentes expositions à travers le monde. Certaines de ses œuvres sont visibles au Victoria & Albert Museum, à Londres, à l’Institut des Arts Contemporains au Maine College of Art & Design et au Kunsthal Charlottenborg, Copenhagen au Danemark.

Son projet Moon-faced réalisé en 2022 est à découvrir à Namur au KIKK Festival du 24 au 27 octobre.

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