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Quand le marketing d’influence investit la culture

Auteurice de l’article :

Emma Mestriner

With a Master's degree in Press and Information from IHECS (2020), Emma Mestriner discovered her passion for journalism while writing her rather dubious teenage diary. She has a particular interest in digital information. The new formats enable her to think creatively about information in 360 degrees, breaking out of certain traditional shackles. Determined, rigorous and versatile, she is a freelance web journalist and multimedia content creator for RTBF's Belgian series. Her areas of interest include society, gender, new technologies and culture. She also plays drums in her spare time.

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Saviez-vous que le marketing d’influence peut orienter le choix de vos prochaines lectures ou encore se glisser au coeur des musées et festivals les plus emblématiques ? Mais de quoi s’agit-il concrètement, comment est-il utilisé dans le domaine de la culture et avec quel impact ?

“Marketing d’influence” : une conjonction de deux mots qui semble à la fois si limpide et abstraite. De quoi parle-t-on lorsqu’au détour d’une conférence, d’un article ou d’un post sur les réseaux sociaux, il est question de cette notion ? Selon l’Encyclopédie illustrée du marketing, il s’agit de “l’ensemble des pratiques qui visent à utiliser le potentiel de recommandation des influenceur·euses ou autres créateurices de contenus à des fins commerciales ou marketing”.

La pratique de nouer des contacts avec des leader·euses d’opinion ou des personnes ayant une expertise/légitimité dans un domaine spécifique n’est pas neuve. Par contre, elle se métamorphose en regard de l’avènement des réseaux sociaux. Petit à petit, cette tendance du marketing est donc devenue également digitale. La Culture Régie (un site dédié et spécialisé au marketing) explique : “tout au long de son histoire, le marketing d’influence n’a cessé d’évoluer pour s’adapter aux changements d’habitudes des consommateurices et aux avancées technologiques. Il englobe un large éventail de plateformes et de types d’influenceur·euses, offrant aux marques de nombreuses opportunités de se connecter à leurs audiences cibles de manière authentique et significative”. L’un des premiers exemples de marketing d’influence à l’ère du numérique remonte au début des années 2000, période durant laquelle les blogs représentaient le Saint-Graal de toute personne “cool” sur le web. Heather Armstrong (blogueuse très suivie) s’était associée à la marque de voitures Ford. Le résultat ? Son blog “Dooce” avait acquis une audience massive.

“Marketing” + “Culture” : depuis quand et pourquoi ce match est-il envisageable ?

Aujourd’hui, le marketing d’influence n’est plus exclusivement utilisé pour promouvoir des marques de voiture, de vêtements, de make-up ou encore de nourriture. Il prend également de l’ampleur dans le domaine de la culture.

Delphine Jenart, professeure des pratiques de communications culturelles à l’UCL Fucam et de la médiation culturelle numérique à l’IHECS détaille : “La figure du critique culturel nous est bien familière. Un journaliste comme Hugues Dayez (RTBF) reste le prescripteur cinéma d’une bonne partie de la génération des 40-60 ans en Belgique francophone. Qu’est-ce qui nous a fait passer du/de la critique culturel·le sur les chaînes de grande écoute, à l’influenceur·euse culturel·le à qui les jeunes générations porteront peut-être dorénavant plus de crédit quand il s’agit de choisir un livre à lire, un film à aller voir au cinéma, un lieu à visiter ?”.

Ce questionnement, l’experte y répond et l’explique par le fait que les médias évoluent. “Notre rapport aux médias changent, on ne s’informe plus et on ne pose plus nos choix culturels de la même manière. L’influenceur·euse est en quelque sorte un “symptôme” de nos médias en réseaux, il est donc logique de voir le marketing d’influence pénétrer l’institution culturelle”.

Les notions de “marketing” et de “culture” peuvent apparaître comme antinomiques dans l’institution culturelle en Europe, précise la coordinatrice pour le KIKK de “wake! by Digital Wallonia”. Pourtant, elle révèle : “c’est un alliage avec lequel on est beaucoup plus à l’aise outre-Atlantique, mais ça tend à changer. La transformation numérique que nous vivons depuis une bonne vingtaine d’années a progressivement encouragé ce rapprochement, notamment par l’urgence de diversifier les sources de financement du secteur culturel, mais aussi ses audiences avec un objectif de rajeunissement”.

#BookTok : le hashtag qui bouleverse le monde de l’édition littéraire

Ainsi, de plus en plus d’influenceur·euses ont un réel impact sur les choix culturels de la jeune génération. C’est le cas par exemple de François Coune. Critique littéraire queer belge, il est particulièrement suivi pour ses recommandations littéraires sur son compte Instagram @livraisondemots

Sa notoriété l’a amené à organiser des évènements qui pèsent dans le monde de l’édition. Il dirige le grand prix des blogueur·euses (décerné par les lecteurices connecté·es). Il a également publié un livre en 2023 (Et si on livrait des mots). Sur son compte Instagram, il reçoit des auteurices pour parler de leurs ouvrages. Il fait des apparitions aux JT pour donner des conseils de lecture. Des libraires connues du grand public (comme Club) lui proposent de nombreux partenariats. Envie d’en savoir plus sur son parcours ? Rendez-vous dans le podcast Compose.

François Coune est ce qu’on appelle un Bookstagrameur. Un quoi ? A l’origine, le phénomène prend racine avec l’arrivée de Youtube “Les “booktuber·euses” sont des vidéastes féru·es de lecture, qui parlent littérature sur YouTube”, détaille  France Info. 

Le concept s’est décliné sur d’autres réseaux sociaux, en suivant le même concept. C’est donc sans grande surprise qu’il est arrivé sur TikTok avec le #BookTok (qui cumule des centaines de milliards de vues). Grâce à son utilisation, une communauté internationale s’est créée. Les utilisateurices publient des Reels sur leurs lectures préférées, recommandent des livres à celleux qui les suivent, partagent aussi des critiques, des listes et des astuces de lecture.

@lybooks C’est quoi le livre que tu recommande absoluement ?? #booktok #book #books #booktokfrance #livre #fyp #livresaddict ♬ son original – Lybook

L’impact du #BookTok est immense, notamment chez les jeunes entre 16 et 25 ans. C’est ce que révèle l’enquête de l’organisation professionnelle britannique de La Publishers Association en 2022 : sur les 2.000 jeunes interrogé·es, 59% disent que le réseau littéraire de TikTok les a aidé·es à “découvrir une passion pour la lecture”.

Un point de vue que partage Louis Wiart, professeur de communication à l’ULB. Il relate quelques chiffres marquants d’une étude publiée par le Centre National du Livre en France (2023) : “44% des moins de 25 ans disent que la recommandation des influenceur·euses sur les réseaux sociaux peut les orienter et les amener à acheter un livre. Pour la tranche d’âge d’au-dessus (25-34 ans), 37% d’entre eux se disent capables d’acheter un livre suite à cette recommandation (…) Cela montre que les réseaux sociaux pour les moins de 35 ans sont vraiment un levier pour orienter les pratiques de lecture et d’achats , c’est l’une des conclusions cette étude”. Et sans grande surprise lorsqu’on grimpe dans les tranches d’âges, l’impact du marketing d’influence en ligne diminue et touche seulement 4% des 65 ans et plus, toujours selon l’étude.

Être “un·e expert·e ordinaire” : la recette qui fait marcher le marketing d’influence en ligne ?

Louis Wiart a publié un article de revue scientifique “Les livres sous influence”, il y fait notamment référence à la notion d’expertise ordinaire. Le professeur précise  : “par rapport à un·e critique littéraire traditionnel·le, ce qui constitue la valeur ajoutée et la force des influenceur·euses, ce n’est pas spécialement d’être des spécialistes / expert·es de littérature ou d’être de grand·es connaisseur·euses (…) C’est plutôt leur caractère ordinaire qui va jouer en leur faveur, le fait d’être des personnes qu’on perçoit comme authentiques donc comme ordinaires (…) Cela crée in fine une relation de proximité avec l’audience qui regarde ces vidéos ou consultent ces posts sur les réseaux sociaux. C’est également ce que vont rechercher les maisons d’édition. Si elles passent par la médiation d’un·e influenceur·euse pour assurer la visibilité de leur livre, c’est parce qu’elles trouvent quelque chose de différent par rapport à la publicité traditionnelle : ce caractère d’authenticité”. 

En France, jusqu’à 20% du budget marketing de certains livres est consacré au marketing d’influence, comme l’indique cet article du Monde.

Selon le professeur, c’est cette notion d’“expertise ordinaire” qui expliquerait pourquoi des maisons d’édition font le choix des influenceur·euses : “cela leur permet de véhiculer un message commercial sans que celui-ci apparaisse comme ouvertement commercial (…) un contenu d’internaute ordinaire mais qui, en réalité, véhicule un message commercial. Il va donc y avoir une euphémisation du discours publicitaire et cela va accroître son efficacité”.

Comme le pointe Delphine Jenart, le marketing d’influence est un domaine réglementé, dès le moment où il partage les codes de la publicité : “il existe des instances comme le CSA qui accompagne et guide les influenceur·euses, ou le jury d’éthique publicitaire qui joue un rôle dans la régulation de la publicité en Belgique en veillant à un équilibre entre liberté d’expression commerciale et protection des consommateurices contre d’éventuels abus”.

Car, si l’utilisation du marketing d’influence en ligne prospère dans le monde de l’édition littéraire, il ne se limite pas à ce domaine culturel, que du contraire ! 

Le marketing d’influence s’expose aussi dans vos musées préférés

Le musée Félicien Rops à Namur a fait appel aux services du Youtubeur Benjamin Brillaud. Sa chaîne de vulgarisation historique Nota Bene se compose de 2,5 millions d’abonné·es. L’institution culturelle souhaitait se faire connaître, renouveler et élargir son public. Dans un article RTBF, Véronique Carpiaux, la conservatrice du musée, constate que Nota Bene s’adresse à toute la partie francophone du monde et précise : “nous avons eu des réticences de certain·es quand nous avons décidé de travailler avec des youtubeur·euses. Parce qu’on les associe souvent à des influenceur·euses qui placent des marques et sont dans une démarche purement commerciale. Mais il faut savoir qu’il y a énormément de gens qui partagent sur Internet du contenu historique culturel scientifique validé”.

De son côté, Delphine Jenart trouve cette démarche pertinente : “qu’il se saisisse de l’œuvre de Rops pour l’ouvrir à une frange de la population qui n’aurait peut-être pas spontanément poussé les portes du musée à Namur me semble être une bonne chose.  C’est le principe même de la vulgarisation scientifique. Donner le goût pour ‘amener vers’” avant de souligner : “si le marketing culturel tend à commercialiser, la communication culturelle elle, poursuit un but éducationnel  et informationnel pour amener le public vers la culture dans un objectif d’émancipation, ce n’est pas la même chose”.

Par ailleurs, elle rappelle que la culture n’est pas restée les bras ballants face à cette vague du marketing d’influence. Elle énumère quelques exemples marquants. Ainsi, depuis 2016 Le Louvre à Paris invite des youtubeur·euses (dont Nota Bene). C’est le cas aussi des célèbres Tate modern et Tate gallery. De populaires festivals de musique (comme Tomorrowland) font également appel à des influenceur·euses pour capter l’attention de leurs publics. 

@thecuriouspixie Everyday is a school day especially when you spend it @tate modern #London #LondonArtGallery #PlacesToVisit #ThingsToDoInLondon ♬ Curiosity – Danilo Stankovic

“Il est urgent de souligner l’enjeu de l’éducation aux médias afin de faire du marketing d’influence un vrai levier qualitatif pour les institutions culturelles. Au plus la littératie médiatique et le regard critique de celles-ci (ainsi que des publics auxquels elles s’adressent) seront élevés, meilleure sera l’expérience vécue”, conclut l’experte.

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