Kris De Decker, l’édition hors réseau l’emporte sur les problèmes hi-tech
Auteurice de l’article :
Ancien journaliste scientifique indépendant pour des organes de presse flamands devenu son propre éditeur, Kris De Decker, fondateur de Low-tech Magazine, conserve un œil critique sur la façon dont la technologie est abordée dans les médias de masse. En 2007, il lance son magazine en ligne pour mettre en lumière le potentiel de technologies anciennes et souvent oubliées. Depuis lors, il en a fait un site web fonctionnant à l’énergie solaire. Il entend sensibiliser à l’augmentation constante de la demande d’énergie réclamée par la consommation de contenu.
La conception d’un site statique, des polices de caractères par défaut, des images tramées, des options de lecture hors ligne permettent, parmi d’autres astuces, de réduire la consommation d’énergie bien en deçà de celle d’un site web ordinaire. Vous avez peut-être déjà l’habitude de ces options si vous avez essayé la version low carbon de kingkong. Consommant très peu d’énergie, le site web de Low-tech Magazine peut fonctionner sur un système de panneau solaire hors réseau. Cette installation autonome est suspendue tout au long de l’année au balcon de son créateur, Kris De Decker. “Cela veut dire que le site web passera hors ligne pendant les longues périodes où le temps est couvert”, explique-t-il.
Au début de notre entretien, l’état du site web affiche une batterie à moitié chargée. Le timide soleil matinal n’a pas encore atteint son panneau solaire. Heureusement, le rédacteur belge ne vit plus sous la météo pluvieuse de la Belgique, mais a élu domicile dans la capitale catalane. “En hiver, Barcelone est quatre fois moins ensoleillée qu’en été. Pour la Belgique, soit dit en passant, on parle de dix à douze fois moins. Cela fait maintenant six ans que le site web fonctionne, et même si je remarque clairement l’effet lié aux saisons, le système ne s’arrête complètement que 20 jours par an.” À l’image des usines qui dépendaient de la fiabilité et de l’intermittence des moulins à vent pendant l’ère industrielle, cette application low-tech de la technologie moderne permet de repenser la question de la demande d’énergie à l’heure de la gratification instantanée.
En 1996, le journaliste originaire d’Anvers écrivait principalement au niveau local pour des journaux belges néerlandophones tels que De Standaard, Knack ou De Tijd. “Je me suis peu à peu spécialisé dans les sciences et la technologie. Comme beaucoup de mes collègues freelances, je ne gagnais pas grand-chose avec mes articles. Et la manière dont les médias couvraient les technologies avec si peu d’objectivité me frustrait profondément. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les pages générales consacrées à la science et à la technologie. On y parle généralement du tout dernier iPhone. Comme si les téléphones étaient la seule chose à considérer aujourd’hui comme de la technologie.”
Devant l’incapacité à aller au fond des choses et voyant que la technologie était en train de devenir un sujet de premier plan, De Decker a réfléchi : “Pourquoi est-ce que je n’écrirais pas sur des technologies que nous avons oubliées, pour m’inspirer du passé et voir si nous pouvons encore améliorer les solutions technologiques ? Ce n’est pas comme si l’on avait commencé à utiliser la technologie au XXe siècle. Voilà comment m’est venue l’idée de créer le magazine Low-tech”, se souvient-il.
La hi-tech peut être aussi high ou low qu’on le souhaite
Kris De Decker, journaliste et fondateur de Low-tech Magazine
Depuis 2007, De Decker écrit sur les technologies obsolètes, les problèmes High-tech face aux solutions Low-tech. Le magazine en ligne comporte trois sections, qui regorgent d’articles approfondis et soigneusement documentés sur des thèmes comme Pour que l’énergie éolienne redevienne durable, Non-electric hearing aids outperforming modern devices ou, plus récemment, Comment sortir de l’âge de fer. La plupart des articles sont également disponibles en plusieurs langues grâce à une équipe internationale de traducteurices. “La technologie est devenue l’idole de notre société, mais le progrès technologique vise à résoudre les problèmes causés par des inventions techniques antérieures”, indique le manifeste du média. Lorsque Kris De Decker a lancé Low-tech Magazine, son lectorat s’est montré très critique à l’égard de son approche progressiste de la technologie. “La hi-tech peut être aussi high ou low qu’on le souhaite. Quand le magazine a démarré, les lecteurices avaient du mal à accepter que je critique le caractère non durable des processus de haute technologie. Ça se voyait dans les commentaires, mais aujourd’hui la situation a changé. Je suis beaucoup moins controversé, et les gens sont également devenus plus progressistes vis-à-vis des solutions basse technologie.”
Des travaux de recherche plus accessibles
À la base des articles de De Decker, on trouve sa volonté de rendre la recherche universitaire compréhensible pour un plus large public. “Vous connaissez des gens qui lisent des articles universitaires ? Moi, pas vraiment. Personne ne s’y intéresse, parce que ces connaissances sont très complexes et ne sont généralement pas accessibles à toustes. Si les journalistes n’en font pas une priorité, la bulle universitaire n’entrera pas en contact avec la société civile et les gens ordinaires.” Il regrette également que les articles de recherche ne soient généralement consultables que moyennant paiement. Ce qui ne facilite pas non plus l’accès des journalistes à ce type de contenu académique.
Quel dommage que l’ensemble du monde de l’édition universitaire fonctionne comme une mafia
Kris De Decker
Sur les conseils personnels de plusieurs chercheur·euse·s, il admet qu’il arrive à obtenir tous les articles universitaires dont il a besoin sur Sci-Hub. Le site web d’une bibliothèque pirate offrant un accès gratuit à des millions d’articles de recherche, indépendamment des droits d’auteur, et contournant de diverses manières les accès payants des éditeurs. Sci-Hub a été fondé au Kazakhstan par la neuroscientifique et programmeuse informatique Alexandra Elbakyan en 2011, en réaction au coût élevé des articles de recherche. “Si je ne peux pas demander directement aux auteurices la copie d’une étude qu’iels ont menée, je consulte Sci-Hub. Les universitaires ou les étudiant·e·s qui travaillent sur leur thèse l’utilisent beaucoup, car ils n’ont généralement accès qu’à la base de données de leur propre université. Quel dommage que l’ensemble du monde de l’édition universitaire fonctionne comme une mafia. Ils profitent de cette position de monopole et demandent des prix insensés pour l’accès à ces publications universitaires parce qu’ils savent que les universités et les institutions publiques dépendent d’eux.”
Low-tech mais haute qualité
Si la mise en œuvre technique de son site web alimenté par l’énergie solaire a demandé pas mal de travail, il a fallu déployer autant d’efforts pour bâtir une communauté fiable de lecteurices à partir de zéro. Et on ne parle pas ici de modèle viable. “Aujourd’hui encore, lorsque j’écris et publie un article, je ne suis pas vraiment payé pour ça. Je n’ai pas souhaité opter pour un système de paywall. J’ai voulu que mon contenu soit accessible à toustes gratuitement. Sur le long terme, cela me rapporte beaucoup plus que si je publiais un article dans un journal traditionnel.”
Durant les dix premières années, De Decker a en partie financé son travail dans Low-tech Magazine par le biais de la publicité. Il a ensuite été invité à participer à des conférences, il a écrit des livres et a également été guide touristique à temps partiel à Barcelone. Mais, en 2018, quand il est passé à un magazine en ligne fonctionnant à l’énergie solaire, le journaliste a dû repenser l’éventail de ses revenus. “J’ai abandonné la publicité parce qu’elle était devenue incompatible avec le système hors réseau. J’en ai été très heureux. De façon assez naturelle, Low-tech Magazine a commencé à générer des dons. J’ai appris au fil du temps que miser sur un contenu de haute qualité est payant pour construire un lectorat solide qui continuera à revenir. Il y a tellement d’informations qui sont publiées. Se démarquer des autres médias demande beaucoup d’efforts, mais ça compte vraiment.”
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