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Article 6 minutes de lecture

Le numérique, c’est aussi politique

Auteurice de l’article :

Marie-Flore Pirmez

Véritable vorace de podcasts et de documentaires, Marie-Flore croit fermement en un renouveau du journalisme écrit grâce aux multiples opportunités du web et des magazines longs formats. Lorsqu'elle enlève sa casquette de journaliste, vous risquez de la croiser en train de randonner ou dans un studio de yoga.

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Sur le sol namurois ce 21 mars dernier se tenait la 5ème édition de la conférence “Vivre la Ville” qui avait cette année pour fil rouge “Le numérique, c’est politique?”. Académiques et représentants de chaque parti démocratique wallon ont exploré les défis derrière l’implémentation du numérique, sous le prisme d’initiatives locales. Un échange non sans enjeux en amont des élections de juin prochain.

Au cœur de l’arène du TRAKK, le hub créatif namurois, est rassemblée une petite septantaine de citoyen·nes, d’entrepreneureuses, de représentant·es des pouvoirs publics ou encore de chercheureuses. Au menu de cette conférence matinale à laquelle iels s’apprêtent d’assister : pour se mettre en jambes, quatre interventions académiques. Chaque professeur·e ou intervenant·e invité·e a 10 minutes montre en main pour brièvement dresser les enjeux derrière quatre thématiques transversales.

Le numérique pèse aussi lourd que l’avion

C’est Amélie Lachapelle qui ouvre le bal en s’attaquant au premier thème et non des moindres : l’impact environnemental du tout numérique. Vous avez peut-être déjà croisé ce chiffre sur kingkong : selon l’Agence de la transition écologique (ADEME), à l’échelle mondiale, le numérique représente 4 % des émissions de gaz à effet de serre. Autant que le secteur aérien. Et les indicateurs d’évolution pour les années à venir ne sont pas au vert soulignent plusieurs intervenant·es d’un récent article de la RTBF, même si le secteur du numérique peut nous aider à contrôler ces émissions. Voilà notamment pourquoi le numérique ne doit pas être déconsidéré des programmes politiques aux prochaines élections.

© Thomas Daems

Dans son exposé, la docteure en sciences juridiques, chargée de cours à l’UNamur et chercheuse au sein du Namur Digital Institute (NADI) opère un zoom arrière à l’échelle européenne où l’on commence sérieusement à se pencher sur le problème. L’enjeu est autant environnemental que géopolitique et social. Pensons par exemple à l’extraction des métaux rares nécessaires à la fabrication de nos objets technologiques. “Sur ce point, une directive européenne de 2009 exige que les produits liés à l’énergie, comme les ordinateurs ou les serveurs, répondent à des normes d’écoconception, affirme Amélie Lachapelle. Mais cette directive se limite à la couche matérielle des produits.” Même si, en décembre dernier, les législateurs européens se sont mis d’accord sur une proposition qui vise à élargir le champ d’application de l’écoconception à tous les produits, exit l’écoconception des services comme les softwares. Le focus est mis sur l’environnemental, beaucoup moins sur l’impact social du numérique qui est pourtant lui aussi de taille.

C’est ce qui explique la déconnexion souvent critiquée, et à raison, entre d’une part les politiques environnementales et d’autre part les politiques numériques.

Amélie Lachapelle, docteure en sciences juridiques et chargée de cours à l’UNamur

En tant que juriste, Amélie Lachapelle ne manque pas de souligner que “durant des décennies, on a voulu croire que le développement technologique était nécessairement du développement durable, mais c’est du fantasme technologique. Il ne faut pas oublier que le traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (UE) mentionne que la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement est fondée sur les principes de précaution, de prévention, de correction des atteintes à l’environnement et sur le principe du pollueur-payeur. Ce sont de beaux principes, mais pas des règles juridiquement obligatoires. A priori, ces principes ne s’appliquent donc pas à d’autres domaines que celui de l’environnement. C’est ce qui explique la déconnexion souvent critiquée, et à raison, entre d’une part les politiques environnementales et d’autre part les politiques numériques.” Des critiques fondées au regard d’un autre principe, celui d’intégration, issu du même traité, qui dit en somme que les exigences en matière de préservation de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des actions politiques de l’UE, notamment en vue de promouvoir le développement durable.

De la fracture à la collaboration, il n’y a pas qu’un pas

S’en suivent au micro Vincent Englebert, chargé de cours à l’UNamur qui, en 55 slides pêchues, introduit l’inclusivité au regard de la fracture numérique actuelle. Accès à une connexion internet, coût du matériel, manque de compétences ou d’intérêt… Les causes de cette fracture sont multiples, mais plusieurs noyaux durs se dégagent des statistiques concernant les plus touché·es : sans surprise, les aînés (au-delà de 74 ans), les personnes les moins diplômées, et étonnamment aussi, les jeunes, dont un·e sur deux se sent limité·e par le coût des technologies. “La Wallonie est particulièrement une mauvaise élève, s’invective Vincent Englebert face aux politiques assis dans l’assemblée. 49% des Wallon·nes entre 16 et 74 ans sont en vulnérabilité numérique.”

© Thomas Daems

Léa Rogliano prend ensuite la parole avec sa double casquette de chercheuse en éthique du numérique et de coordinatrice du panel citoyen chez FARI, un institut de recherche indépendant bruxellois qui explore la gouvernance des technologies d’intelligence artificielle (IA) pour favoriser une IA durable et viser l’intérêt général. Son sujet d’exposé ? La participation citoyenne dans le contexte numérique. Un enjeu crucial au vu des derniers chiffres publiés par le Pew Research Center qui affichent que les citoyen·nes (américain·es) sont de plus en plus nombreux à exprimer qu’ils ne comprennent pas ce que les entreprises font de leurs données personnelles. Quelque 67 % des personnes interrogées en 2023, contre 59 % en 2019.

Afin d’engager tous les publics à la cause, le jeune institut qui vient à peine de souffler ses trois bougies fait étroitement collaborer ses laboratoires de recherches avec les institutions publiques bruxelloises et les citoyen·nes. Dans son éventail d’initiatives déjà fourni, FARI peut compter sur ses datawalks. Des promenades urbaines 2.0 menées en groupe dans l’hypercentre de la capitale. “Une quantité de capteurs de données sont disposés un peu partout dans l’espace public, explique Léa Rogliano. Caméras ANPR (ndlr, ces caméras intelligentes de reconnaissance automatique de plaques d’immatriculation), poubelles connectées, recharges de voitures électriques… Pendant ces datawalks, nous tentons de comprendre avec les marcheur·euses pourquoi nos données sont récoltées, par qui et à quelles fins, afin de se demander dans quelle mesure le développement de villes intelligentes peut engendrer des environnements urbains plus efficaces et plus durables.”

Enfin, Audrey Lebas, chercheuse au Smart City Institute de l’ULiège, vient clôturer ce dense apport académique et se penche sur la collaboration public-privé dans le développement numérique des villes. Peut-être la thématique la plus abstraite pour certain·es dans l’audience. Ce qui ressort, c’est que d’un point de vue gouvernance, pour qu’un territoire intelligent soit effectif, il doit se penser à travers la collaboration de quatre parties prenantes : les autorités publiques, le secteur privé, le monde de la recherche et la société civile. Ce n’est pas la fonction première du secteur public de développer de l’innovation. “Au plus on va provoquer la participation du secteur privé, au plus le degré d’innovation va être important, et au plus le transfert de risque va s’opérer du public vers le privé”, appuie Audrey Lebas.

© Thomas Daems

La seconde partie de la conférence est marquée par un débat politique modérément endiablé pour discuter des enjeux liés à la politique numérique au sein de nos territoires, réunissant sur leur chaise haute les représentants des partis démocratiques wallons : Maxime Prévot (Député Fédéral et Bourgmestre de Namur, Les Engagés), Mathieu Michel (Secrétaire d’État à la Digitalisation, MR), Jules Eerdekens (Sénateur coopté, PS), Octave Daube (Vice-président de Comac, mouvement étudiant du PTB), Rodrigue Demeuse (Sénateur, Député wallon et de la Communauté française, Ecolo) et Julien Lemoine (Conseiller Communal, DéFI).

Quatre questions qui retraversent les enjeux abordés précédemment, trois minutes par tête pour répondre, l’une ou l’autre minute accordée par la modératrice pour répondre à un homologue. Une réunion politique testostéronée d’ailleurs, symptomatique du manque de représentation féminine et du biais de genre dans le numérique. Interrogés notamment sur des mesures concrètes, l’ensemble des formations politiques souhaite maintenir une alternative physique, comme des guichets ou une ligne de téléphone directe dans l’administration publique. Le sujet de l’éducation au numérique et le développement de logiciels libres vient aussi rythmer plusieurs interventions sur l’inclusivité du numérique, tout comme celui de l’obsolescence programmée ou de la recherche en matière de low tech pour tendre vers un numérique plus durable.

Si plusieurs hommes politiques ne sont pas de fervents défenseurs de la décroissance, encore moins de son application dans le champ du numérique, une des pistes brièvement évoquées durant ce grand tour de table mérite néanmoins un arrêt attentif : la sobriété numérique. Selon The Shift Project, un think-tank français, elle consiste à passer d’un numérique automatique, instinctif, voire compulsif, à un numérique réfléchi et piloté. La transition numérique n’aura l’effet d’une révolution que si elle intègre les enjeux du développement durable. Le numérique a éperdument besoin de limites et doit être développé pour répondre à des besoins, ce qui se révèle être un véritable choix de société, et donc, un choix politique.

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