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Édition & numérique : penser le livre comme une expérience

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Through his experience, Adrien Cornelissen has developed an expertise in issues relating to innovation and digital creation. He has worked with a dozen French magazines, including Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart and Revue AS. He coordinates HACNUMedia, which explores the changes brought about by technology in contemporary creation. Adrien Cornelissen teaches at higher education establishments and in the creative sector.

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Dans le domaine du livre, les maisons d’édition se mettent à la page du numérique en repensant le traitement, la mise en forme et la diffusion d’un contenu manuscrit. Utilisées à bon escient, les technologies numériques permettent ainsi de créer de nouvelles expériences de lecture. Zoom sur quelques projets inspirants qui laissent entrevoir un secteur des industries culturelles et créatives en mutation.

“Pour Actes Sud, la question est de savoir comment un·e éditeurice peut prendre le virage numérique. Comment être à la hauteur d’un savoir-faire et d’une image de marque de qualité. Aujourd’hui, nous avons une cinquantaine de sites. Je crois qu’il faut arrêter de produire des sites et se demander comment le numérique peut créer du sens et une plus value pour les lecteurices. J’ai la conviction que bientôt, on ne parlera plus de livres mais d’œuvres qui pourront se décliner dans plusieurs formats…” Le ton est donné pour Yannis Koikas, directeur du numérique chez Actes Sud et ancien responsable numérique de la BNF. Il faut dire que pour Actes Sud qui a réduit ses effectifs en 2023, comme pour le reste des éditeurices, la vente de livres fluctue en  fonction des nouveaux comportements des consommateurices, notamment ceux induits par les outils numériques. Selon le Syndicat National de l’Édition, le marché français équivalait à environ 2.911 millions d’euros en 2022, soit une augmentation de 3,7% par rapport à 2019, année de “référence prépandémie”. Mais derrière ces chiffres se cachent d’autres réalités : d’abord la part des ventes numériques dans le chiffre d’affaires total des éditeurices s’établit à 10,32% (soit une augmentation de 4,4% par rapport à 2021). Le support papier laisse donc progressivement place aux supports dématérialisés. Ensuite, il existe de très fortes disparités entre les segments éditoriaux (comprenez ici les différentes catégories de livre). Si la bande dessinée connaît un regain historique depuis 2019, d’autres segments comme les ouvrages de documentation, les livres d’actualités, les essais, l’art et les beaux livres sont en baisse (bien que de belles maisons comme JBE Books tirent leur épingle du jeu). La littérature qui représente le plus gros segment  (21,6% de parts de marché en 2022) est en stagnation ces dernières années.

La Maison  d’édition doit être en adéquation avec les usages 

Pour les éditeurices, l’enjeu est donc de prendre en considération ces différentes dynamiques et de les intégrer dans leurs stratégies. Yannis Koikas analyse : “Les modes de consommation ont changé, les éditeurices doivent se caler dans ces interstices. Progressivement, on devra sortir d’une logique de papier pure. Les nouvelles manières de narrer sont capitales. Un·e éditeurice ne doit pas choisir comment ses lecteurices consomment une œuvre. Notre responsabilité est de proposer différents formats – des livres audio, des masterclasses, des animations… – que choisira lae lecteurice. Avec le numérique, un livre doit être pensé comme une expérience. On doit avoir ce rôle en tant qu’acteurice culturel·le.” Exemple concret avec un genre longtemps boudé par les élites de la culture : le fantastique. Yannis Koikas poursuit, “La BNF a travaillé sur la littérature fantastique. Florent Morin, un webdesigner réputé pour ses narrations interactives, notamment via WhatsApp a rejoint l’équipe pour scénariser un mini-jeu vidéo. L’idée était de gamifier l’expérience du fantastique via un site dédié. Nous avons travaillé avec des journalistes pour trouver des angles éditoriaux qui font écho à notre monde contemporain, en rapport avec le fantastique. Nous avons questionné la religion, la guerre ou la place des femmes dans la littérature de l’imaginaire pour donner encore plus de relief à ce genre littéraire. Enfin, nous avons travaillé sur un axe de médiation avec les professeur·es d’école, notamment à travers des séquences pédagogiques afin que la fantasy soit étudiée en classe, par ses premier·es lecteurices, le jeune public. Ce sont tous ces outils qui amenaient à l’expérience de lecture du fantastique.” 

AMCB

Il est néanmoins indispensable que ces outils soient corrélés à des usages existants. “Dans plusieurs projets portés par la BNF, nous avons travaillé sur des livres enrichis, comme Le bonheur des dames d’Emile Zola. On y amenait des images, de la vidéo… mais on n’a pas trouvé de public. Tout comme les webdocs (ndlr des documentaires interactif – associant texte, photos, vidéos, sons et animations – et produit pour être diffusé sur le Web), se sont des formats incroyables mais il faut d’abord s’intéresser aux usages des lecteurices.” détaille Yannis Koikas. Dans le secteur des livres jeunesse, les usages numériques auprès de jeunes lecteurices sont déjà existants, bien qu’il faille être prudent notamment pour des raisons de santé publique. En plus du livre, les éditeurices comme Volumiques et sa collection Zephir pensent multi-formats en intégrant des applis, des puzzles, des coloriages, des animés… 

Ces dernières années, la bande dessinée a également su se réinventer et fait figure de bonne élève quand il s’agit de créer de nouveaux usages numériques. D’abord en explorant le potentiel narratif des images et des textes (utilisation d’animations, de sons, de différents rythmes entre les cases…). 

De nombreux formats ont ainsi été explorés pendant des années (le turbomédia, le papyrus etc…) par exemple, en France à travers l’expérience Professeur Cyclope diffusée sur Arte au milieu des années 2010 et stoppée faute d’un nombre de lecteurices suffisant. Ou par exemple avec Phallaina, une BD défilée créée par Marietta Ren en 2016. Ensuite en s’intéressant au plus près aux comportements des usager·es, notamment en intégrant la mobilité et l’utilisation des téléphones portables dans de nouveaux formats. Le webtoon particulièrement présent en Corée du Sud, au Japon, aux Etats-Unis ou en Europe (environ 70 plateformes sont aujourd’hui répertoriées), qui permet un défilement vertical de la BD, s’installe durablement sur le marché européen depuis ces 5 dernières années. Enfin, en prolongeant l’expérience de la bande dessinée en dehors des histoires proposées par les auteurices. Yannis Koikas illustre ce propos : “Pendant le Covid-19, la BNF a créé une appli autour de la BD qui permettait aux enfants de scénariser une image. Cette appli, La Fabrique à BD, intégrait le corpus des œuvres de la BNF. On a été primé par les Ministères de l’Education et de la culture pour le succès rencontré par cette application.” Ici l’expérience d’une œuvre et d’un genre littéraire se fait par le détournement des utilisateurices et leur culture du mashup. “La clé c’est la connaissance des lecteurices. Je milite pour que les éditeurices  fassent des études d’opinion et créent des services des publics. La direction des publics à la BNF est arrivée en 2016, ce sont des avancées très récentes et encore rares en France”.

Adrien M et Claire B
Adrien M et Claire B

Expérimenter de nouvelles interactions 

En parallèle à ces études du lectorat, les Maisons d’éditions sont tout de même incitées à expérimenter de nouveaux contenus créatifs et à tester de nouvelles interactions avec les publics. L’avancée des technologies dans les domaines du mapping (comme la poétique performance The Icebook ou le subtil Livre Infini d’Albertine Meunier ) ou de la XR incitent certains studios à tester des croisements entre livre et numérique. A ce titre, les artistes Adrien M et Claire B explorent régulièrement le potentiel de la réalité augmentée, que ce soit dans le livre La Neige n’a pas de sens (2016) ou dans Acqua Alta, La traversée du miroir (2020). Plus récemment, le studio canadien Félix & Paul a repoussé les limites du livre augmenté. Jim Henson’s the storyteller : the seven ravens est un conte fantastique présenté fin 2023 et qui ouvre de nombreuses possibilités, une fois équipée de Magic Leap (des lunettes XR) quant à une littérature interactive. “Il fallait éviter l’aspect “film animé miniature”. Chaque page a été travaillée comme une sculpture interactive. Il y a des éléments de l’histoire qui avancent, mais on peut aussi prendre le temps pour vraiment tout regarder. Ensuite seulement la main tourne la page… Encore une fois, on est parti du livre pour poser toute l’histoire. Les premières pages sont dessinées à la main, avec peu de profondeur. Et puis, progressivement, le récit prend de la profondeur. On a travaillé séquence après séquence pour trouver des astuces sur l’échelle et la dimension des scènes”, explique Paul Raphaël, co-fondateur du studio (extrait XR Must). Ces contenus créatifs sont au croisement d’autres disciplines artistiques comme le cinéma ou le jeu vidéo. C’est cette dernière discipline qu’explore justement l’auteur Marc-Antoine Mathieu en adaptant sa BD S.E.N.S dans une expérience de gaming VR produite par Arte (2016). Les utilisateurices sont plongé·es dans un labyrinthe, avec pour seul repère des flèches qui prennent mille formes. L’écriture joue avec les codes de la bande dessinée et ouvre le champ de l’exploration. 

Les éditeurices s’engagent donc dans deux voies : d’un côté en s’adaptant aux usages et aux comportements des lecteurices, de l’autre en encourageant la recherche et la création artistique qui permet d’impulser de nouveaux formats et de revisiter certaines œuvres. Il y a fort à parier que les éditeurices qui suivront ces chemins auront encore de belles pages d’histoire à écrire.

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