Le food pairing à la sauce IA, de l’algorithme à l’assiette
Auteurice de l’article :
Le phénomène du « food pairing » n’a pas attendu l’avènement de l’intelligence artificielle (IA) pour oser des associations de saveurs audacieuses. De l’industrie alimentaire jusqu’aux cuisines des plus grands étoilés, une véritable révolution scientifique du food pairing mijote, pimentée d’algorithmes intelligents et de quantités de bases de données. Une ébullition qui s’opère notamment grâce aux avancées d’une société gantoise.
L’IA s’immisce partout, même en cuisine. Des robots pour préparer nos pizzas ou faire la plonge, des algos pour augmenter l’efficacité de la gestion des stocks, voire des chef·fes qui s’essaient à l’écriture de nouvelles recettes à l’aide de ChatGPT… Si elle soulève bien sûr des préoccupations, l’IA envisage de réelles opportunités pour améliorer l’expérience culinaire. Notamment avec le « food pairing ». Littéralement « appariement d’ingrédients ». Ou l’analyse chimique des associations d’ingrédients ayant le plus de molécules communes possibles. Ainsi, deux aliments dont la composition moléculaire se ressemble, bien que leur association nous paraisse plus que biscornue, peuvent nous faire saliver une fois en bouche car ils produisent des actions voisines de nos récepteurs gustatifs.Les premières explorations du food pairing remontent aux années 1990 lorsque le chef anglais Heston Blumenthal découvre que le caviar et le chocolat blanc s’accordent bien et éprouve le besoin d’y trouver une explication scientifique. Entretemps, le boom de l’IA a bien évidemment aiguisé les couteaux du food pairing. En 2015, IBM lançait « Chef Watson ». Même si l’application est aujourd’hui inaccessible – des sources avancent que ses revenus étaient peu profitables – la version foodie de ce superordinateur concoctait des recettes expliquées pas à pas sur base d’une fine compréhension des composés chimiques de chaque ingrédient. En 2017, le festival South by Southwest tenu à Austin accueillait chercheur·euses et entrepreneur·euses de l’industrie alimentaire. Plusieurs y présentaient comment iels exploitent le potentiel des datas et de l’IA dans le secteur. L’expert en santé publique à l’université de Tokyo Yoshiki Ishikawa et son fameux « réseau de saveurs » démontrait ainsi la façon dont l’IA peut révolutionner la cuisine en générant des recettes saines et savoureuses qui tiennent compte des habitudes alimentaires des utilisateurices.
Parmi le commun des mortel·les et depuis des générations, on crée aussi des assemblages savoureux sans s’appuyer sur autre chose que l’intelligence humaine, par simple empirisme. Que serait notre tomate estivale sans sa mozzarella, ou nos fraises de Wépion sans ses quelques feuilles de menthe ? Mais d’autres mariages tout aussi succulents selon les laborantin·es nous semblent peut-être trop aventureux : bœuf et chocolat, fourme d’Ambert et saké, huître et kiwi… Peu avant 2009, ce dernier accord de saveurs a pourtant fait l’objet d’analyses poussées dans les labos de la KU Leuven avant d’être nommé « kiwître » par un de ses initiateurs, le chef Sang Hoon Degeimbre du restaurant namurois L’Air du temps. Deux étoiles au Michelin, noté 19/20 au Gault et Millau, et premier collaborateur de la fine équipe de foodies entrepreneurs que l’on retrouve derrière la société Foodpairing, basée à Gand : Johan Langenbick, Peter Cocquyt – un ancien chef étoilé au Michelin – et Bernard Lahousse. « En plus de ses notes fruitées, le kiwi possède des saveurs marines proches de celles de l’huître, explique Shreya Vaidya, chef marketing et chargée de clientèle chez Foodpairing. Cette expérience a fait faire un pas de géant à la recherche en matière de food pairing. » La même année, la société Foodpairing voit le jour. La première version de son site web atteignait déjà plus de 100.000 visites en seulement un mois.
Industries food-pairées
Aujourd’hui, la boite gantoise propose ses services à des chef·fes réparti·es dans 140 pays du globe, aux consommateurices, mais aussi aux entreprises de l’industrie alimentaire. « Lorsque Foodpairing est née, nous nous attachions surtout à faciliter la recherche d’associations d’ingrédients à destination des chef·fes, poursuit Shreya Vaidya. Depuis 2012 et plus activement depuis 2016, nous expérimentons avec le machine learning et l’IA. Ça nous a permis d’aller bien plus loin dans la création de nouvelles associations de saveurs, mais surtout d’investiguer le champ de l’industrie alimentaire. »
Parmi son portfolio d’entreprises, Unilever, Kellogg’s, Bacardi, même Spotify… « C’est peut-être notre collaboration la plus originale, s’amuse la responsable marketing de Foodpairing. Spotify souhaitait savoir s’il était possible d’allier des aliments et des saveurs aux humeurs et aux émotions, et donc à la musique, ce que nous avons fait en explorant les opportunités commerciales entre musique et cocktails. » Autre client bien belge de Foodpairing, le groupe brassicole AB InBev. « Le brasseur a repéré sur le marché français une opportunité d’augmenter ses ventes en repositionnant la bière au moment de l’apéritif et, par conséquent, en concurrençant directement le marché du vin. En étudiant quelles combinaisons d’amuse-bouches convenaient au mieux à leur gamme de bières, ils ont augmenté leur ventes en France de 25 % et gagné 3,5 % de parts de marché sur l’apéritif par rapport au vin. »
La Belgique, terre fertile du food pairing ?
Selon un article publié sur Le Temps, la France toujours, attachée à ses traditions culinaires, donnerait du fil à retordre au food pairing qui peine à y percer. Nicola Tschenett, directeur du Forum culinaire Haco, tempère dans le papier en admettant que le food pairing présente certaines limites et s’inscrit dans la lignée de la gastronomie moléculaire, qui s’éloigne per se des traditions. La Belgique pourrait-elle donc être une terre plus fertile pour le marché du food pairing ? Shreya Vaidya nuance : « Peut-être, mais je suppose qu’il y a d’autres caractéristiques à prendre en compte que l’unique attache aux coutumes. On pourrait dire que le mariage chocolat poulet est inhabituel, mais c’est une combinaison classique au Mexique. Si certains pays sont plus ouverts à l’expérimentation et donc au food pairing, je pense que l’objectif même du food pairing n’est pas toujours de repousser les limites des associations de saveurs. D’ailleurs, nous remarquons que nos clients choisissent globalement des accords que l’on peut qualifier de “classiques avec une pointe d’originalité”. On pourrait aussi penser que l’Italie, un autre pays assez attaché à ses traditions gastronomiques, serait bien moins ouverte à davantage d’expérimentations, et donc aussi au food pairing, mais ce n’est pas forcément le cas. En fin de compte, ce sont bien des moines italiens qui ont eu l’idée de combiner le chocolat avec l’aubergine pour en faire un dessert. »
Accélérer les processus, mais pas à n’importe quel prix
La responsable marketing reste très enthousiaste face aux applications de l’IA et ses jumeaux numériques, massivement utilisés dans le secteur alimentaire pour optimiser les processus de production, de la chaîne d’approvisionnement à la logistique, en passant par les coûts. « L’IA dans le domaine du food pairing accélère le processus d’association et sert directement les entreprises de produits de grande consommation. Auparavant, en se basant sur des rapports d’association de saveurs, aboutir à une nouvelle gamme de produits pouvait prendre de 9 à 18 mois. On estime actuellement que l’IA permet de réduire ce processus de 20 à 25 %. Cependant, il faut garder un œil critique avec ces technologies et nous aurons toujours besoin d’une interaction humaine pour vérifier si l’opération à laquelle nous aboutissons est sensée. Parfois, l’IA peut proposer des idées de produits alimentaires qui ne sont pas réalisables en usine, qui nécessitent l’utilisation d’ingrédients qui ne sont pas saisonniers ou très rares. Et elle pourrait passer à côté d’autres combinaisons savoureuses. »
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