L’art pour envisager nos futurs écologiques
Auteurice de l’article :
À l’heure où nous percevons les effets de l’anthropocène, une résidence namuroise a permis à deux chercheurs artistiques d’explorer de manière critique et créative les relations que nous entretenons avec l’environnement. Une opportunité d’initier une prise de conscience écologique à l’intersection des sciences et des arts.
Les Abattoirs de Bomel, à deux pas de la gare de Namur. C’est là qu’est aujourd’hui installé le Centre Culturel de Namur (CCN) qui accueille notamment des projets artistiques et socioculturels. Et là, aussi, que nous rejoignons Dewi Brunet et Carlos Sfeir. Les deux artistes ont été sélectionnés pour participer à la résidence “Imagining Ecological Futures” qui s’est clôturée ce 21 mai dernier, après un mois de recherche artistique. Si leurs univers de création respectifs ne les prédestinaient pas à se rencontrer, l’objet de cette résidence les interrogeait tous les deux depuis plusieurs années.
Comment réduire notre empreinte écologique, voire décoloniser la nature ? À quoi ressembleraient de nouveaux modèles de coexistence entre espèces humaines et non-humaines ? Comment réduire le déséquilibre entre nature et culture, tout en réintroduisant du sensible ?
Ces questionnements, Dewi Brunet, artiste plieur bruxellois, raconte les avoir peu à peu introduits dans son procédé artistique. Il pratique l’origami depuis une quinzaine d’années et explore notamment l’Oribotic. Un champ à la croisée de l’origami et de la robotique initié par son créateur Matthew Gardiner. “Le pliage, c’est à la fois une technique, un moyen d’expression et un champ de recherche pluridisciplinaire. Mes projets se concentrent aujourd’hui sur le rapport sensible entre monde vivant et technologies et me font souvent poser ces questions : qu’est-ce qu’un être vivant ? Qu’est-ce qu’une machine ?” Loin de cette dichotomie manichéenne, les analogies entre le pliage et le monde qui nous entoure sont nombreuses. “Il suffit de penser aux replis de l’âme ou de la peau, aux sillons des montagnes ou encore aux structures moléculaires. La nature est intelligemment pliée”, ajoute l’artiste.
Le pli et ses liens intrinsèques avec le vivant nous permettent déjà de mieux appréhender les enjeux environnementaux, mais le pliage apporte également un autre regard sur la manière dont nous entrons en relation avec la nature. L’artiste plieur se dit d’ailleurs inspiré par les mots du philosophe de l’environnement Baptiste Morizot qui lutte contre “un appauvrissement de la gamme de relation que nous pouvons entretenir avec le reste du vivant”, ou encore par le biomimétisme – un processus qui consiste à observer la nature et le vivant pour s’en inspirer et innover, et dont nous vous parlions ici.
Tout aussi interconnectées, les premières réflexions empreintes de conscience écologique chez l’artiste Carlos Sfeir datent de son projet de fin d’études intitulé “La [Re]constitución de los Andes”, achevé pendant son Master à la Design Academy d’Eindhoven. Lors de cette résidence, l’artiste multidisciplinaire souhaitait approfondir ses recherches sur l’extraction du cuivre commencées dans son pays d’origine, le Chili. “J’ai entrepris une immersion dans le désert d’Atacama en essayant de suivre une méthodologie passive, en menant des recherches académiques et sur le terrain, en visitant les mines et les communautés locales. J’ai été interpellé de voir qu’au même endroit, on trouvait un lieu sacré, chargé d’histoires ancestrales, une nature sauvage, mais à la fois des mines d’extraction de cuivre qui nourrissent l’économie soi-disant verte du monde de demain, sans soutenir les populations autochtones.”
En se faisant la critique de cette exploitation cuivrée et infusée de colonialisme, Carlos Sfeir propose ici une autre application du procédé développé pour son projet chilien qui employait l’électrolyse, une méthode qui permet de réaliser des réactions chimiques grâce à l’énergie électrique. L’artiste avait alors extrait le cuivre de pièces d’un centime d’euro pour lui redonner sa beauté minérale primaire. À Namur, toujours en s’appuyant sur l’électrolyse, il s’attache à restituer cette poésie minérale à un autre alliage qui a façonné notre monde, surtout dans le bassin sidérurgique wallon : le fer. “Avec ce projet nommé ‘fleurirons’, mon envie est de provoquer une contemplation sur l’acier qui nous incite à remettre en question notre perception du progrès, de l’environnement et de la vie. Nous avons toujours considéré la nature comme une marchandise à exploiter, et l’acier n’y a pas échappé.” Le résultat donne à voir des fleurs de fer qui se forment lentement sous une allure de cristaux et démontre comment les minéraux peuvent être incités à s’épanouir à nouveau.
Une résidence dédiée à la recherche
Propulsée par l’association KIKK qui promeut les cultures numériques et créatives au croisement de l’art, de la science et des technologies, ainsi que ses hubs créatifs Protolab et Medialab, établis au TRAKK, toujours dans la capitale wallonne, le format de la résidence était l’occasion pour les deux artistes de véritablement s’adonner à de la recherche artistique, sans les charger d’un objectif absolu d’exposition. “Même dans les arts, il existe un impératif implicite à toujours être productif, explique Dewi Brunet. C’est précieux pour nous de pouvoir faire maturer des projets sur le temps long, de plonger dans la littérature pour approfondir nos connaissances sur les matériaux, les procédés, mais aussi de nourrir nos réflexions.” “Le modèle de la résidence-recherche est un terrain fertile pour établir des liens entre les aspects scientifiques et culturels sur la thématique qui nous a été donnée, s’enthousiasme Carlos Sfeir. En plus de pouvoir bénéficier d’un soutien technique et des équipements du TRAKK, utiles à nos expérimentations parfois foireuses, c’est aussi la confrontation entre les perspectives du Nord et du Sud qui m’a personnellement permis d’aboutir à ce projet. Sans connaitre l’histoire propre à la Belgique, sans passer du temps à me perdre dans les alentours namurois à vélo, à la recherche de végétaux pour inspirer mon travail, je n’aurais certainement pas découvert la richesse historique du fer.”
“Ce n’est qu’un début”, finiront par dire en chœur les deux artistes-chercheurs en résidence lors de notre rencontre. Un début prometteur qui a clarifié des intuitions, infirmé des raisonnements, écarté certains procédés scientifiques mais permis d’en explorer d’autres. Pour la production en elle-même, Carlos et Dewi savent que cette phase suivra leur résidence, et que leur travail sera certainement présenté lors d’une prochaine édition du KIKK Festival, ou bien au Pavillon, le nouvel espace d’exposition de l’association namuroise. À suivre.
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