Elise Degrave, une lanceuse d’alerte pour protéger nos données
Auteurice de l’article :
De notre naissance à notre mort, l’État collecte nos données. Elise Degrave, juriste à l’UNamur, investigue les usages qui en sont faits, et évalue s’ils sont démocratiquement acceptables. Son leitmotiv : faire en sorte que l’État n’abîme pas nos droits humains.
C’est au gré des hasards de la vie qu’Elise Degrave a commencé, en 2008, une thèse en droit public du numérique, sujet qui alors ne captivait pas grand monde. “J’ai plongé là-dedans comme on rentre dans une piscine d’eau froide, en ne sachant pas très bien vers quoi j’allais. Je trouvais passionnant qu’un nouveau monde hors-ligne était en train de se créer. Comment allait-on avoir des droits dans cet univers numérique ? Comment allait-on organiser le vivre ensemble entre humains et robots ?”
De l’utilité des garde-fous
Le rapport entre lea citoyen⋅ne et l’État, voilà ce qui l’intéresse . “Un État qui, parfois, a tous les pouvoirs, alors que lea citoyen⋅ne en a beaucoup moins. Et ne comprend pas toujours ce qui se passe. Dans l’univers numérique, l’État centralise de multiples données des citoyen⋅nes – leur identité, leur état de santé, leur compte en banque, etc. -, avant de les utiliser.”
Mais dans quel but ? Ces données peuvent-elles servir à débusquer et révéler publiquement les personnes endettées ? Ou à indiquer aux compagnies d’assurance celles qui sont en mauvaise santé ? “Dans la mise à disposition de nos données auprès de l’Etat, si beaucoup d’utilisations sont techniquement faisables, toutes ne sont pas démocratiquement acceptables. C’est cet enjeu qui est au cœur de ma recherche depuis une quinzaine d’années”, explique celle qui est désormais professeure en faculté de droit à l’UNamur et experte en droit du numérique.
Emprunter les chemins de traverse
“Lorsque j’ai commencé mon doctorat, j’étais la seule chercheuse en Belgique à investiguer ce domaine-là. On me regardait comme un ovni. La nouvelle niche de recherche que j’ai développée a été peu connue pendant 15 ans.”
Puis la crise Covid-19 est arrivée, et son sujet de recherche est devenu un sujet de société. En effet, du jour au lendemain, tout un panel de données personnelles a dû être donné à l’État. “Notamment via les agent⋅es des call centers qui téléphonaient et s’enquéraient de savoir qui on avait vu, pendant combien de temps, à quelle distance nous étions ? Et là, on s’est demandé⋅e : mais que va faire l’État avec ces données assez intimes ?”
Ensuite, le pass sanitaire a été instauré, restreignant d’accès à certains lieux et évènements sur base du statut vaccinal. “Cette situation a donné un gros coup de projecteur sur ma matière de prédilection. J’ai été beaucoup sollicitée par les médias, les responsables politiques, les collègues universitaires.”
Enquêtrice et lanceuse d’alerte
“Je crois très fort à la recherche en action. Je travaille beaucoup avec le milieu associatif, les entreprises et des responsables politiques pour essayer de comprendre ce qui se passe sur le terrain. Ensuite, je reviens au bureau pour réfléchir, pour traduire les dysfonctionnements numériques observés en arguments juridiques. Et puis, je retourne sur le terrain pour agir.”
Elise Degrave se définit comme une chercheuse engagée, pas comme une militante. “C’est mon devoir déontologique d’être le plus objective possible, sur la base de recherches solides. Je ne peux pas juste dire que telle action va nuire aux citoyen·nes. Il faut que je motive mon avis et que je montre, par des situations concrètes et des analyses juridiques, que tels droits sont menacés.”
Cette façon de travailler implique d’avoir le courage de déplaire. “Lorsque je critique fortement le tout au numérique et explique pourquoi ce n’est pas la bonne solution, cela ne plaît pas à toutes les sociétés privées ni à toustes les responsables politiques parmi lesquel⋅les certain⋅es adorent l’image d’un État branché. A cela s’ajoute la pression européenne qui veut que d’ici 2030, 100 % des services publics soient en ligne. Mais, à un moment donné, il faut pouvoir alerter. Et ce, y compris dans les médias.”
Mise en demeure de se taire !
Sonner l’alarme, elle l’a fait récemment avec une plateforme belge d’échange de notes de cours d’étudiant⋅es. Au départ, Elise Degrave a incité ses centaines d’étudiant⋅es à participer à ce qui ressemblait à un grand élan de solidarité. Mais il y a deux ans, elle a déchanté quand une étudiante l’interroge : “Madame, êtes-vous au courant qu’avec vos notes de cours, on s’achète des bongos Nuits insolites ?”
“Au départ, la plateforme était gratuite, puis s’est transformée en une marchandisation du savoir. Sur demande de son créateur, des jeunes réalisaient des vidéos dans lesquelles iels réexpliquaient mon cours, avec mes dias, ce qui causait un problème de propriété intellectuelle. En soi, c’est un bon exercice, sauf que les vidéos étaient payantes. Et que ce sont les étudiant⋅es les moins favorisé⋅es socialement, celleux qui doivent travailler pour payer leurs études, qui les achètent. En investiguant, je me suis rendue compte que, en cas de problème, la plateforme déchargeait toute la responsabilité sur les étudiant⋅es. Une semaine après avoir expliqué cela en cours, j’ai reçu une mise en demeure de me taire émanant des avocats du créateur de la plateforme, pour avoir critiqué celle-ci ! C’était dingue ! Avec le soutien de mon université, j’ai alerté sur cette situation dangereuse pour les étudiant⋅es et l’avenir de l’enseignement dans les médias publics. Ces actions et réflexions ont débouché sur des solutions constructives, comme des alternatives gratuites proposées aux étudiant⋅es.”
En mars 2024, Elise Degrave a reçu le titre de Namuroise de l’année, dans la section sciences. “Ce prix, c’est de la vitamine positive pour la suite. Il révèle l’importance du rôle sociétal du scientifique. Cela m’encourage dans ma volonté de diffuser le savoir afin que les gens puissent mieux comprendre et avancer de manière éclairée dans la société.”
Le violoncelle comme échappatoire
Et si on lui offrait la possibilité de vivre une seconde vie, Elise Degrave ferait-elle les mêmes choix ? “C’est une question que je me pose régulièrement. En effet, j’ai connu un grand tiraillement. Je suis violoncelliste, et j’aurais pu me lancer dans la musique en tant que professionnelle. Mais mon papa m’a dit, “garde ta passion comme passion, et ne la transforme pas en gagne-pain.” Et j’ai suivi son conseil.”
Mais pas question d’abandonner la musique. Avec un ami, alors qu’elle était en master à l’UCLouvain, elle a fondé l’OrchestraKot. Et s’en allait jouer dans des centres de soins palliatifs. “Utiliser la musique comme outil de résilience, mais aussi, quelque part, comme aide pour lutter un peu contre les injustices, cela me parlait beaucoup.” Malgré sa vie professionnelle bien remplie, Elise Degrave n’a pas déposé son archet pour autant. “Mon métier de chercheuse et de professeure se passe beaucoup dans la tête. La musique est une échappatoire pour garder l’équilibre.” Chaque semaine, elle joue dans des orchestres, comme celui, intergénérationnel, qu’elle vient de créer dans son village. Et ce, souvent aux bénéfices d’associations, notamment les Restos du Coeur. “On fait aussi des concerts gratuits pour rassembler les gens. Certain⋅es ne connaissent pas du tout la musique classique et sont émerveillé⋅es. Jouer, c’est du partage. Tout comme enseigner et vulgariser mes recherches. Et j’adore le partage sous toutes ses formes”, conclut-elle.
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