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JBE Books : oh ces livres !

Auteurice de l’article :

Mikael Zikos

Belge, australien et grec, ce citoyen sans frontières se passionne pour tous les lifestyles, qu’importe les étiquettes. Consultant, rédacteur et journaliste indépendant, il officie pour des marques et médias spécialisés design, art et architecture et accompagne les créateur·ices dans le monde pour les films qu’il réalise en équipe.

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Appelez-le comme vous voulez. Sur la forme, comme sur le fond, Jean Boîte Éditions (ou JBE Books) ne se limite pas. Récit d’IA, imagerie des selfies, data leaks ou encore poésie n’effraient pas cet éditeur fana de digital, mais pas seulement. Bien au contraire…

Depuis plus de dix ans déjà, Jean Boîte Editions s’active à publier des livres à l’ère du digital, et non pas exclusivement à ce propos. Librairies, salons et foires de référence mais aussi musées font partie du réseau bien réel de distributeurs internationaux par lesquels cette maison d’édition française créée en 2011 plante les rhizomes d’une variété de connaissances croisant les nouvelles technologies aux arts et au texte numérique. Nativement conçus (presque tous) en anglais, ses ouvrages sont pensés pour tout le monde, sans distinction. Global, comme le Web et sa multitude d’identités numériques. 

Retranscrire ce qui n’existe qu’à l’écran

À l’époque de la naissance de Jean Boîte, les livres sur les images et les pensées du net étaient rarement visibles dans la culture. “Il n’y avait pas vraiment de relais à la fois accessible, créatif et érudit entre l’ouvrage imprimé et la richesse des informations que l’on pouvait trouver sur Internet”, retrace David Desrimais, son cofondateur et directeur.

David Desrimais © Arnaud Pyvka, 2016
JBE Books booth at the New York Book Fair, NYC, 2022

D’un parcours dans l’édition généraliste puis dans l’éducation, passionné par le lien entre la forme la plus traditionnelle du livre et celles du numérique en ébullition, il devient responsable des activités digitales de la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris avant de lancer sa propre entreprise de stratégie au service d’institutions culturelles et patrimoniales de premier plan, à l’exemple de Google Arts and Culture. 

De sa rencontre en 2010 avec son collègue Mathieu Cénac et de leurs échanges émergent une envie commune : réaliser des livres qui peuvent transmettre les émotions qu’ils recueillent au gré de leurs flâneries numériques (à cette époque sur la plateforme de microblogging Tumblr, un réseau social avant le mot). 

“Nous souhaitions avant tout pouvoir partager les sentiments que nous ressentions lorsque nous nous plongions dans des sites ou des réseaux qui exploraient de manière singulière des momentums de notre société”, explique David Desrimais. “Pour nous, ces ressentis étaient semblables à ceux que l’on avait face à un bon livre ou à une bonne exposition.” 

L’un des premiers ouvrages de la boîte est le fameux “Google, Volume I by King Zog” (2013). Le titre est devenu une référence. Aujourd’hui, il est épuisé, mais l’expérience qu’il propose est toujours aussi frappante. À chaque entrée de ce dictionnaire basé sur les 21.110 mots de l’Oxford English Pocket Dictionary correspond la première image tirée de la fonctionnalité Images du moteur de recherche Google, soit exactement 21.110 images.

Google, Volume I by King Zog

Dans la tradition d’une véritable encyclopédie qui se met à jour, le volume deux de cet objet-mémoire initié par les artistes britanniques Félix Heyes et Benjamin West sous le nom du collectif King Zog, est en cours de production pour l’an prochain. “Une chose est sûre, les réponses aux requêtes de 2023 n’auront rien à voir avec celles de 2013”, se réjouit le cofondateur et directeur de Jean Boîte.

En 2012, c’est “Kim Jong Looking at Things by João Rocha” qui fit sensation. À sa sortie, il tape dans l’œil des grands photographes anglais Gerry Badger et Martin Parr, qui le sacrent dans “The Photobook: History Volume III”, le troisième opus de leur série d’anthologie du livre photographique. Pour cause, adapté du site à succès kimjongunlookingatthings.com, qui regroupe caustiquement des photographies de l’impassible dirigeant de la Corée du Nord (drôlissime malgré lui), ce petit format sonde la notion d’imaginaire collectif autant que l’idée même de propagande. Un costaud qui en est aujourd’hui à son huitième tirage. 

Kim Jong Looking at Things by João Rocha

“En 2012, ce Tumblr était l’un des plus suivis au monde”, rappelle David Desrimais. “Seulement, il était impossible de connaître le nombre de personnes qui le consultaient. Aujourd’hui, nous savons que notre livre a bien marché en Asie du Sud-Est, au Mexique et aux Pays-Bas. Des territoires où son humour a sans doute été perçu très différemment…”

Hors du cadre du livre d’art classique

L’orthodoxie inhérente à la maison d’édition (avant tout internationale) qu’est JBE Books à s’attacher à publier des livres dans les règles de l’art tient paradoxalement à la distance que David Desrimais et son équipe ont avec le tout-numérique. Elle repose aussi sur cette ironie qu’iels ont à faire “tourner une roue datant de plus de 2.000 ans : celle du codex, et de ses feuilles assemblées, pliées et découpées”. “Comme la table et ses quatres pieds, c’est peut-être l’objet de design le plus ancien et connu de toustes”, s’amuse à souligner le Français.

“Depuis notre création, notre volonté n’a pas changé”, poursuit l’éditeur. “On tient beaucoup au respect des procédés classiques de l’édition. C’est ce qui nous enthousiasme à chaque fois que l’on travaille avec des artistes ou des auteur·ices connecté·es. Et c’est pour ça que nos ouvrages prennent la forme de livres d’art, de photographie ou de poésie, pour leur offrir la liberté que leur images et leurs propos méritent.”

Alors que la condition numérique tente aujourd’hui d’être commercialisée par le secteur de l’édition – ce vieux sage perméable au syndrôme très contemporain du FOMO (la “peur de rater quelque chose”, ou fear of missing out en anglais), les scrolls se métamorphosent parfois en pages. Publications de livres d’influenceur·euses, opportunismes d’éditeur·ices (quand la présence de QR codes à la durée de vie limitée dans des livres étonne)… Ne cherchez pas ces gadgets dans le catalogue de Jean Boîte Éditions. Jean avance droit dans ses bottes, au devant.

“Les librairies généralistes ne comprenaient pas nos produits
car iels ne savaient pas dans
quelle section les placer”

David Desrimais

À ses débuts, Jean Boîte Éditions était identifié comme un acteur indépendant du livre d’art. “Les librairies généralistes ne comprenaient pas nos produits car iels ne savaient pas dans quelle section les placer”. L’accueil fut plus chaleureux du côté des spécialistes des livres de photographie. “Celleux-ci questionnaient déjà les nouveaux rapports à l’image qui émergeaient alors.”

De nos jours, JBE Books livre une dizaine d’ouvrages par an et développe ses collections pour un public mélangé, certes exposé à l’art et à la photographie contemporaine mais premièrement séduit par leur essence foncièrement analogue, tout comme par leur audace. Maintenant, il y a aussi “de véritables fans très curieux·ses qui suivent l’ensemble de nos sorties”, se félicite David Desrimais. 

“Au départ, une volonté de notre maison d’édition était de concevoir une boîte (d’où notre nom) pour chacune de nos collections. En pratique, quand on a fait notre deuxième livre, il ne rentrait pas dans celle que nous avions conçue. Inutile de se limiter…”

Une textualité numérique qui bouleverse le mot

Depuis peu, après que l’éditeur a relayé les affres des topographies griffées Google Maps (avec “Triste Tropique, Topographies of Sadness by Damien Rudd & Cécile Coulon”, 2018), et les selfies arty pré-règne d’Instagram (avec “#artselfie by DIS + Douglas Coupland”, 2014), ses intérêts ont glissé dans le champ du texte pur où des révolutions ont eu lieu. 

Le rapport avec leur premier ouvrage, explorant le monde sous l’œil parfois divaguant de Google Street View (“The 9 Eyes of Google Street View by Jon Rafman”, 2011) ? Encore du numérique, qui n’en finit plus de bouleverser la société. 

Avec une dimension littéraire, ces outils numériques forment le terrain de jeu de l’écrivain-poète et “pirate” du Web Kenneth Goldsmith, homme derrière l’archive online Ubuweb et ses fonds de littérature mais aussi de films et musiques expérimentaux. Au milieu des années 2010, cet avant-garde américain éveille Jean Boîte, séduit par son décryptage de la création et les façons par lesquelles il revisite le mot et pèse son poids sous celui des copyrights et des langues qui se réinventent avec la prolifération des messages courts sur nos écrans.

Une fructueuse collaboration s’en est suivi entre les deux. Plusieurs ouvrages dont “Theory by Kenneth Goldsmith”, conceptuellement imprimé sur une ramette de papier de 500 feuilles mais pleinement accessible à la lecture et à la portée universelle ; le manifeste “Against Translation” (2016), imprimé en huit langues ; “Poetic? Poétique” (2018), témoin en texte et en sons de dialogues avec l’artiste sculpteur Bernar Venet (l’une des figures emblématiques de l’art conceptuel français), et le lancement de la collection Uncreative Writings (intitulé d’après le mode de pensée cher à l’artiste), qui fait donc suite à la collection inaugurale de Jean Boîte Éditions : Follow Me – Collecting Images Today.

Une vision élargie du livre et ses possibles

Dernière sortie en date, “André Cadere – Lettres sur un travail” (2002) encapsule la correspondance de cet autre artiste conceptuel de renom avec son galeriste Yvon Lambert. Son art, nomade, amène à penser la pratique artistique autrement. Avec les éditions limitées de JBE BOOKS (un livre-sculpture de 21.540 pages, des tirages photographiques et des livres d’artistes signés), de nouvelles additions ont fait leur apparition dans leur bibliothèque : JBE <3 Kids, qui vise à faire tourner les esprits des petites têtes, ou encore JBE <3 Food  et la récente collection Art + Machines. Leurs titres phares revisitent deux genres vieux comme le monde : le livre de recettes et le récit d’aventure.  

André Cadere – Lettres sur un travail

Exemples avec “The Leaked Recipes Cookbook by Demetria Glace” (2020), qui compile des recettes et des histoires confidentielles, et “1 the Road” (2018), écrit par une intelligence artificielle baptisée Ross Goodwin. 

“La matrice du premier titre est la masse des fuites de datas et des piratages d’e-mails dont de grandes multinationales et des chef·fes politiques ont fait l’objet. Dans ces données et échanges, l’autrice a découvert non seulement des informations confidentielles mais aussi comment élaborer le meilleur cookie ou encore la meilleure sauce barbecue”, présente David Desrimais.

“Dans le second, le récit plonge lae lecteur·ice dans un road trip au ton digne de l’esprit libre et déconstruit de la contre-culture de la Beat Generation”, termine-t-il. “Le livre est la preuve qu’une machine suffisamment bien programmée peut générer des univers à part entière et passionnants, sans pour autant marcher sur les plates-bandes des humains.”

Une intelligence artificielle pourrait-elle à terme éditer des livres ? “Assurément, et si ça se trouve, ses ami·es IA y trouveraient aussi leur compte !”

JBE Books booth at the New York Art Book Fair, NYC, 2022
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