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Quand l’édition belge se prépare au séisme causé par l’IA

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l'innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création.

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L’intelligence artificielle, perçue tantôt comme une opportunité, tantôt comme une source d’inquiétude, suscite de nombreux débats dans le secteur de l’édition. Mais quels bouleversements entraîne-t-elle exactement ? Les professionnel·les du livre en Belgique francophone, loin d’être attentistes, s’organisent pour anticiper les mutations à venir. Décryptage.

En Fédération Wallonie-Bruxelles, le secteur de l’édition représente environ 10.000 emplois indirects à Bruxelles et en Wallonie selon différentes études. “Les principaux maillons de cette chaîne sont les auteurices, les éditeurices, la distribution et les libraires. À chaque étape, il y a des dizaines de professions qui peuvent être impactées par l’IA. Bien sûr, il faut aussi inclure les lecteurices qui sont au bout de cette chaîne”, introduit Geoffroy Wolters, délégué général de PILEn, une plateforme associative qui accompagne les professionnel·les du livre de Wallonie et de Bruxelles face aux mutations technologiques.

Une perception hétérogène chez les éditeurices

En 2023, les éditeurices belges francophones ont généré un chiffre d’affaires de 327 millions d’euros, selon l’Association des éditeurices belges (ADEB). Les principales productions éditoriales étaient préemptées par la bande dessinée, les sciences humaines, les ouvrages scolaires et la littérature jeunesse. La perception de l’IA au sein de ces éditeurices demeure toutefois hétérogène. Carine Lecomte, directrice générale adjointe de l’ADEB (comptant environ 85 membres pour 130 labels éditoriaux), observe déjà des polarisations. “Nous venons de lancer un groupe de travail IA au sein de l’ADEB et je peux déjà dire qu’il y a des positions très variées. Certains voient l’IA comme une opportunité et l’ont déjà intégrée dans leurs pratiques quotidiennes et dans leurs propositions commerciales. C’est le cas des éditeurices juridiques et scolaires qui ont franchi le cap de la transition numérique depuis longtemps“, explique-t-elle. Une grande partie de leur chiffre d’affaires provient en effet d’outils digitaux (applications, sites internet, database etc). L’IA générative – les LLM (Large Language Models comme ChatGPT,  Gemini, LLaMA, Claude…) ou les générateurs d’images (Midjourney, Stable Diffusion, DALL-E…) – va leur permettre de valoriser leurs contenus et de créer de nouvelles interactions avec les lecteurices. C’est dans cette optique que le groupe d’édition juridique Larcier-Intersentia, basé à Bruxelles et Louvain-la-Neuve, a récemment lancé GenIA-L, un outil permettant de générer des réponses en matière juridique en reliant législation, jurisprudence, doctrine et conseils issus de diverses bases de données. Les éditeurices de livres scolaires pourraient également “générer des exercices adaptés aux apprenant·es ou en illustrant certains contenus pédagogiques”, souligne Carine Lecomte.

À l’inverse d’autres éditeurices se mettent volontairement en retrait du phénomène de l’IA générative. Cette mise à l’écart concerne tout particulièrement les productions éditoriales originales. Il n’est donc pas étonnant que les géants de la bande dessinée – Casterman, Dargaud-Lombard ou Dupuis – ainsi que les éditeurices de livres jeunesse, n’aient pas encore réellement investi dans l’IA générative. “Pour le moment, ces éditeurices préfèrent observer l’impact de l’IA et iels ont comme souci principal, à ce stade, de préserver les droits de leurs auteurices. Iels n’agiront probablement que dans les prochains mois, en fonction de l’évolution des outils, des pratiques du secteur, du cadre légal“, note Carine Lecomte. Enfin, de manière générale, les petites maisons d’édition se sentent encore peu, voire pas du tout, concernées par l’arrivée de l’IA générative. Cela n’empêche pas de voir émerger certaines structures comme Stripik, un éditeur localisé à Liège qui a imaginé une application gratuite visant à générer des illustrations de BD. Pour terminer, notons qu’en parallèle de l’IA générative, d’autres technologies sont développées par les grandes maisons d’éditions : “le data publishing, la gestion des stocks, la détection des plagiats, l’évaluation de script (ndlr : voir article ActuaBD) ou l’optimisation des tirages sont des solutions qui peuvent s’appuyer sur l’IA et qui sont susceptibles d’intéresser les éditeurices, explique Carine Lecomte avant de poursuivre, le problème c’est que, en Belgique francophone, 80% des maisons d’édition sont des (très) petites et moyennes entreprises et ne disposent pas forcément des compétences, ni des moyens de s’approprier ces technologies.” Une réalité qui pourrait accentuer les écarts entre éditeurices sur un marché où les plus puissant·es ont notamment le pouvoir de normaliser les prix de vente des livres.

Tensions en vue pour les auteurices

Du côté des auteurices, les enjeux sont tout autant cruciaux. “Les auteurices ne sont pas du tout anti technologie. En général, ce sont même des early adopters et l’IA générative les intéresse. En revanche, la vraie question est de savoir quelles sont les normes professionnelles et la plus value pour elleux”, résume Frédéric Young, délégué général pour la Belgique de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) et délégué général de la SCAM Belgique (Société des auteurs et autrices de littérature et de documentaire), un organisme regroupant environ 4.000 auteurices résidant en Belgique francophone. Le constat partagé par la majorité des professionnel·les de l’édition est le suivant : si les créations originales risquent d’être moins concernées par l’arrivée de l’IA, les formes plus conventionnelles devraient elles être fortement impactées. “On peut par exemple imaginer dans le domaine de l’édition jeunesse que l’IA sera assez couramment utilisée pour des livres d’éveil avec des formes et des couleurs.” De la même manière, une littérature normalisée, comme celle des romans de gare, sera probablement impactée. Cependant Frédéric Young préfère garder une vision globale du cycle de création : “il est important de comprendre le business modèle des artistes. La création d’œuvres originales n’est pas rémunératrice par rapport au temps passé. La recherche, les tests de création etc… dans le jargon, on appelle ça le temps invisibilisé. Les auteurices peuvent se permettre cette faible rémunération car en parallèle iels ont d’autres contrats où iels doivent exécuter des tâches normalisées qui sont davantage rémunératrices. Or ces tâches vont désormais être confiées à l’IA. Cela perturbe l’équilibre déjà précaire de la création.” Sans prendre directement position sur les business modèles des artistes, Marnix Verduyn, plus connu sous le nom d’artiste Nix, effectue un doctorat à la faculté des sciences de l’ingénieur de Louvain où il travaille à l’intersection de l’IA et de la bande dessinée. Il écrit sur son site internet : “Il n’y a vraiment aucune raison valable de priver les gens de leur incroyable travail créatif. En tant qu’artiste moi-même, je ne peux pas justifier de plaider en faveur d’un tel changement. Ce n’est pas le sujet de mes recherches. Je me concentre plutôt sur les parties du processus créatif qui sont monotones et répétitives, et qui, selon moi, pourraient bénéficier d’une automatisation partielle. Lors de discussions avec d’autres artistes, j’ai remarqué un consensus selon lequel l’IA ne doit pas constituer une menace tant que nous gardons les humains au premier plan du processus créatif.”

©NIX

Par ailleurs, plusieurs professions se retrouvent directement menacées par l’arrivée de l’IA générative. En tête de lice, les traducteurices. Les progrès considérables opérés par les LLM permettent en effet d’augmenter le nombre de traductions pour un moindre coût, précarisant une profession déjà sous la ligne de flottaison du minimum viable. Un impact qui va en revanche être bénéfique pour les éditeurices qui verront ici une opportunité d’augmenter leurs cessions de droits à moindre coût, ce qui risque d’être un point particulièrement délicat dans la relation auteurice et éditeurice. Autre risque potentiel : la démocratisation des outils génératifs pourrait être synonyme de transfert des tâches de production à la charge des auteurices. “Autrefois la mise en page des fichiers était prise en charge par les éditeurices. Désormais on demande de plus en plus aux auteurices le fichier bon à imprimer. Ce report vers les auteurices de toute une série de charges techniques risque de s’accélérer avec ces outils génératifs et pose des questions sur la soutenabilité du modèle économique”, analyse Frédéric Young. Les auteurices devront-iels générer elleux-mêmes leurs couvertures ou des illustrations à leurs livres ? Cela reste une hypothèse spéculative qu’il faudra observer avec attention. En tout état de chose, Frédéric Young préfère voir cette conjoncture comme une chance pour le secteur : “Puisque l’IA peut avoir des effets majeurs sur l’emploi de milliers de personnes, nous devons coupler le débat avec la question de la protection sociale des auteurices et profiter de cette vague pour mettre en place un statut à la hauteur des enjeux”.

Se rassembler pour défendre le droit d’auteurice

Quoi qu’il en soit, les éditeurices et auteurices convergent généralement sur un point : la nécessité de protéger les créations des géants de l’IA générative qui s’appuient sur des données extraites de sites web ou des réseaux sociaux pour entraîner leurs modèles d’IA (technique appelée web scraping). Frédéric Young relate la position des auteurices : “Une grande majorité d’entre elleux est choquée par l’appropriation sauvage de leurs œuvres pour l’entraînement des modèles. Il faut que leurs voix soient entendues et qu’on arrête cette prédation.” Un contexte favorable dans l’Union européenne avec de l’adoption de l’AI Act qui entrera en vigueur en 2026 et l’exercice du droit d’ “opt-out” prévu par la directive “Droits d’auteur”. Cette dernière consiste à la possibilité pour un·e éditeurice de contenu d’interdire l’accès à ses contenus aux algorithmes qui viendraient “miner” la data pour s’entraîner. Une solution simple sur le papier mais plus complexe en réalité. “Notre législation autorise de manière resserrée le moissonnage des données à des fins commerciales, mais de manière très ouverte à des fins scientifiques. Ce qui nous inquiète, ce sont les données utilisées à des fins de recherche et d’enseignement et les failles qu’il pourrait y avoir. Nous voulons rester très vigilant·es face à la menace d’utilisation du dépôt légal géré en Belgique par la Bibliothèque Royale (KBR), pour nourrir l’IA sous le couvert de l’enseignement et de la recherche scientifique”, s’inquiète Carine Lecomte. 

© NIX

Les conséquences de ce modèle, in fine, pèsent autant sur les éditeurices que sur les auteurices. “Le phénomène de l’IA est macro mais il a un impact micro sur toutes les parties prenantes de la chaîne du livre”, partage Frédéric Young. “Si le coût réel était répercuté et qu’on intégrait le travail effectué, c’est-à-dire la recherche, la création, l’édition, les traductions d’une œuvre qui va servir à entraîner le modèle d’IA – la création de contenus synthétiques via l’IA générative ne serait pas aussi avantageuse d’un point de vue économique”, ajoute Carine Lecomte. Une concurrence déloyale à laquelle il va falloir tenter de tenir tête. Quitte à imiter le choix du Financial Times ou du Le Monde qui ont récemment signé des partenariats avec les géants américains, acceptant, contre rémunération, l’utilisation de leurs données ? En tout état de cause, au regard de l’influence des mastodontes de l’IA, la réponse ne pourra être que collective.

Des distributeurices et lecteurices peu concerné·es

Paradoxalement, si l’IA bouscule déjà les milieux des éditeurices et des auteurices, la distribution s’estime encore peu concernée. “Les librairies indépendantes se posent encore la question du e-commerce, elles sont très éloignées des problématiques de l’IA. C’est la même chose dans les bibliothèques, sauf peut-être dans les très grandes structures comme la Bibliothèque Royale qui a déjà une solution d’IA pour faire gagner du temps sur le pré-catalogage”, assure Geoffroy Wolters.

Une relative perméabilité qui touche également les lecteurices. “Les premières œuvres IA commencent à peine à être sur le marché, on observe attentivement les réactions des lecteurices. Mais pour l’instant, je ne crois pas qu’il y ait eu de vraies réactions”, poursuit le délégué général de PILEn (Partenariat Interprofessionnel du Livre et de l’Édition numérique). Pourtant l’expérience du livre a tendance à s’étendre vers des dispositifs numériques (lire l’article publié sur kingkong). “A terme, on pourrait tout à fait imaginer des contenus personnalisables par les lecteurices”, commente Carine Lecomte. En tête de file, le livre audio qui pourrait sans doute adapter la voix du/de la lecteurice avec un deepfake de l’auteurice ellui-même ou d’un membre de la famille pour raconter un livre jeunesse. “Le jour où on arrivera à ce genre de contenus augmentés, ça changera la perception des lecteurices”, conclut Carine Lecomte. Une perception à double tranchant où lae consommateurice devra être en capacité de faire un acte d’achat éclairé sur des œuvres produites ou non avec l’IA. “D’autant plus que dans ce contexte d’IA, la rédaction d’un livre “à la manière de” est relativement facile à exécuter. Il faudra éviter toute confusion pour les lecteurices. Dans cette optique, les éditeurices se posent la question d’une garantie d’authenticité ou d’une labellisation pour que les consommateurices puissent identifier et valoriser les œuvres originales face aux productions artificielles”, partage Carine Lecomte.

Une étude pour relever les besoins et planifier les actions

Un dossier parmi d’autres qui va demander une réelle collaboration entre acteurices de l’écosystème du livre. En attendant des prises de position sur des actions concrètes, l’heure est d’abord à la réflexion stratégique. C’est dans ce cadre qu’est lancée depuis septembre 2024 et pendant 12 mois, une ambitieuse étude dirigée par le PILEn. “Cette étude a été commandée par le Ministre de l’économie. Notre objectif est de comprendre les perceptions, les opportunités et les freins de l’IA auprès de chaque maillon de la chaîne du livre en Belgique francophone. On va travailler avec des partenaires territoriaux comme le KIKK de Namur, l’ADEB ou la SCAM.Nous ferons un benchmarking des solutions utilisées dans les pays voisins, anglo-saxons et francophones, et pas uniquement sur l’IA générative”, explique Geoffroy Wolters. Les acteurices du secteur du livre pourront, à partir de ce travail, sensibiliser aux opportunités que pourrait offrir l’IA. Cette étude permettra ensuite d’établir des recommandations auprès des représentant·es politiques afin de “mener une politique dynamique et cohérente”. 

S’il est encore trop tôt pour envisager des modules de formation dédiés à l’IA, la question viendra très vite à l’ordre du jour pour PILEn et pour toutes les structures représentantes des professionnel·les du livre. “Au sein de l’ADEB, on se fixe comme première priorité les aspects juridiques en lien avec l’IA : clauses contractuelles et bonnes pratiques éditoriales devront être conseillées à nos membres. Par ailleurs, il nous semble qu’il y a deux axes de développement liés à l’IA qui intéressent les éditeurices. D’abord, comment améliorer l’expertise du marché , la meilleure connaissance  des besoins et des comportements des lecteurices. Ensuite l’aspect technique est essentiel. Pour ces deux aspects, on devra s’appuyer sur des structures plus compétentes, comme Digital Wallonia par exemple, pour accompagner nos adhérent·es”, partage Carine Lecomte. Côté auteurices, la SCAM a déjà commencé à intégrer l’IA dans ces modules de formation. “Nous avons une urgence à former nos adhérent·es aux outils génératifs. La SACD et la SCAM Belgique soutiennent les formations de Bela asbl qui introduisent le fonctionnement de la filière du livre aux auteurices émergeant·es. On va y insérer des contenus sur l’IA. Pour les auteurices plus expérimenté·es, on va devoir créer des formations spécifiques. Mais évidemment, cela prend un peu de temps car nous allons devoir former des formateurices.” Un chantier qui, comme les mille autres cités, est nécessaire pour ne pas subir les secousses provoquées par l’IA et voir s’effriter l’écosystème de l’édition.

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