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Collectif CREW : pour un droit de vivre sa propre virtualité

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l'innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création.

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Depuis les années 90, collectif CREW, figure incontournable de la création numérique en Belgique, questionne notre rapport aux technologies à travers des performances puissantes mêlant corps et esprit. Leurs expériences XR (réalités augmentée, virtuelle et mixte) forment un véritable plaidoyer artistique avec une idée phare : chacun doit pouvoir vivre sa propre virtualité. Une approche à contre-courant des tendances actuelles.

Les œuvres de CREW sont autant de marqueurs des évolutions et des usages technologiques des trois dernières décennies. Eric Joris, fondateur de CREW, témoigne de l’apparition des dispositifs VR il y a 15 ans : “Les publics vivaient le choc de la réalité virtuelle. Certaines personnes équipées de casques perdaient l’équilibre, tombaient. D’autres étaient complètement aspirées et avaient besoin de plusieurs minutes pour revenir dans la réalité. Aujourd’hui, nous vivons continuellement avec la technologie numérique et notre compréhension du monde se fait en partie à travers ces médias, explique t-il. Les usages numériques évoluent, la manière de créer et de percevoir le monde aussi.” C’est ainsi que le mantra de CREW s’est imposé : How does technology change us ? Un crédo adopté par toute l’équipe (3 à 10 membres selon les projets parmi des creative technologists, auteurices ou metteur·euses en scène) et qui alimente une méthodologie basée sur la recherche et l’expérimentation. 

Imagination, observation, itération

Lorsque nous avions présenté le spectacle Kaufhaus Inferno, un critique d’art avait qualifié ce projet transmédia d’échec intéressant”, partage avec sourire Eric Joris. Déjà en 1998, date de création de cette performance basée sur la Divine Comédie de Dante, CREW imagine un environnement immersif dans lequel le public, projeté dans un centre commercial, est confronté à l’abondance de stimuli et est invité à faire des choix consuméristes pour vivre sa propre expérience. Cet “échec” (relatif) va permettre à CREW d’approfondir ses questionnements sur la place et l’implication des publics et performeur·euses dans des espaces virtuels. “A partir de là, on s’est demandé quelle était la pertinence du numérique sur scène. Progressivement, cela nous a amené à travailler sur Philoctetes (2002), une oeuvre où la technologie est une condition sine qua none à l’expérience.” Ici, le numérique est envisagé comme la prothèse d’un être humain. Les spectateurices, assis·e ou debout dans une sorte de cage, regardent, à la manière d’une dissection publique dans un théâtre anatomique, le corps d’une personne en situation de handicap. Le corps en question s’étend dans l’espace virtuel, dépasse ses limites physiques, et prend même le contrôle de l’environnement. La technologie est-elle la prothèse du corps ? Et plus généralement, où commence l’emprise technologique ?

Notre méthode, c’est principalement de l’imagination, de l’observation, de l’itération”, explique à son tour Isjtar Vandebroeck, artiste de CREW qui n’hésite pas à nouer des collaborations avec le monde de la recherche. Exemple avec Soulhacker (2020-2022) où les artistes de CREW s’associent à des enseignant·es et des étudiant·es du RITCS, pour développer des environnements virtuels dans lesquels neurologues et psychologues guident et soignent des patient·es. Un projet qui se concentre sur l’autonomisation des participant·es et les place au centre en tant qu’acteurice principal·e de leur propre processus de guérison.

Empowerment et virtualité

Ce goût pour l’empowerment est pourtant loin d’être courant dans le domaine de la création numérique et des mondes virtuels. “Jusqu’en 2015, dans toutes les œuvres XR qu’on pouvait voir, le public était statique, toujours assis, sans implications directes. Très rapidement, nous avons souhaité qu’il y ait une interaction naturelle, spontanée, physique”, explique Eric Joris.  Après plusieurs premières œuvres en VR (dont Crash dès 2004), Terra Nova (2011) pose une réflexion nouvelle sur le mouvement en permettant la mobilité de 55 participant·es en concomitance. Cette expérience théâtrale immersive plonge les publics dans l’expédition polaire de R. F. Scott au début du XXe siècle. Dévoilant les pas et les pensées du commandant britannique, l’œuvre immerge les spectateurices dans la tragédie de l’expédition et dans d’autres réalités déroutantes. Leurs sens sont étirés, leurs émotions et leur concentration mises à l’épreuve. “Qu’est-ce que la réalité si elle est si facilement manipulée ? Quelle est cette réalité de voir, d’entendre, de se déplacer dans l’espace, si mon corps se laisse si facilement divertir ?”, questionne philosophiquement Eric Joris.

Delirious Departures (2021-2022) se démarque également dans le corpus de CREW. Des scans et des images 3D de gares ferroviaires sont transformés en environnement VR et enrichis de bots IA. L’installation-performance est habitée par des visiteur·euses, des spectateurices et des performers, bien qu’on ne sache jamais vraiment si ces dernier·es sont humain·es ou artificiel·les. En effet, des groupes d’avatars actifs envahissent les espaces sociaux de la gare et interagissent avec les participant·es. Les actions et les réactions ne sont jamais anodines mais déclenchent toujours une réponse. Dans cette œuvre, la gare n’est plus un carrefour neutre mais un lieu qui confronte à autrui. Anxious Arrivals (2024) approfondit l’idée en établissant une analogie entre la libération des espaces post covid et la liberté de mouvement dans des espaces virtuels. “Ces deux performances questionnent notre capacité à réengager les mondes réel et virtuel. Ce que j’aime dans ces œuvres, c’est que tout n’est pas explicité. On retire parfois volontairement des indications pour que les participant·es puissent construire leur propre histoire”, analyse Isjtar Vandebroeck.

Préserver des espaces de liberté

Toutes ces œuvres ont un point commun : elles intègrent le corps et les émotions comme fil conducteur des expériences. “Plus de technologies ne veut pas dire moins d’humain. C’est souvent même l’inverse”, commente Eric Joris. “Dans la plupart des propositions XR d’aujourd’hui, la palette émotionnelle humaine est réduite à des émotions positives. L’entertainment a pris le pas sur l’expérimental, or une pleine expérience n’est pas compatible avec cette forme de censure”, ajoute Isjtar Vandebroeck. 

Une analyse qui met en lumière une conviction : “Le modèle de la XR ne sera pas façonné par l’industrie du cinéma ou des jeux vidéo, mais bien par l’approche expérimentale des artistes”, réaffirmant par là même, la singularité du travail de CREW et son impact. En effet, l’un des aspects les plus captivants des mondes virtuels de CREW réside dans la liberté qu’ils offrent aux participant·es : celle d’entrer et de sortir de l’expérience, de choisir d’être elleux-mêmes ou d’être quelqu’un·e d’autre. Isjtar Vandebroeck conclut avec pertinence : “Ces dernières années, on a souvent affirmé que la VR avait échoué. Mais selon quels critères peut-on vraiment parler d’échec ?” Une invitation à repenser la place de la XR au-delà des verdicts précipités.

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