Chloé Desmoineaux, technoféministe jusqu’au bout de la manette
Auteurice de l’article :
Tombée dans le jeu vidéo lorsqu’elle était enfant, Chloé Desmoineaux explore les alternatives à l’interaction prescrite entre écran, manette de jeu et corps. Performance, détournements de grands classiques du jeu vidéo, installations où le jeu se pense à plusieurs, l’artiste numérique se soucie beaucoup de la place donnée aux femmes et aux personnes minorisées dans cette industrie encore très testostéronée.
« Au même titre que certains grands classiques de la littérature ou du cinéma, le jeu vidéo a toujours fait partie de mon référentiel culturel, avec quelques périodes de pause pendant lesquelles je jouais moins, retrace Chloé Desmoineaux. Mais l’approche expérimentale, artistique voire politique du jeu vidéo, je ne l’ai découverte que plus tard, pendant mes études. » Après le lycée (notre école secondaire), elle part d’abord étudier à l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges, et obtient ensuite un Diplôme national supérieur d’expression plastique à Aix-en-Provence. C’est là que sa conception du jeu vidéo mute : « J’ai rencontré plusieurs professeur·es qui ont progressivement déconstruit ma perception des médias et du jeu vidéo. Notamment un cours de théorie des médias donné par Nathalie Magnan ». Pionnière du cyberféminisme en France, Nathalie Magnan est une théoricienne activiste des médias, militante pour les droits des femmes et réalisatrice française.
Si comme nous, cyberféminisme n’est pas clairement défini dans votre vocabulaire, on vous donne un peu de contexte. Le terme « cyberféminisme » est utilisé pour la première fois par un collectif d’artistes australien·nes appelé VNS Matrix. En 1991, ses fondatrices publient « A Cyberfeminist Manifesto for the 21st Century » (Manifeste cyberféministe pour le 21ème siècle). Le manifeste suscite beaucoup d’attention, non pas en raison d’une suggestion d’action directe, mais parce qu’avec son langage outrancier et chargé symboliquement, il affirme l’existence, la place, la colère et le pouvoir des femmes dans les industries liées aux technologies. Le tout, faut-il le rappeler, à l’époque des balbutiements d’Internet. Tel un virus infectant la théorie, l’art et le monde académique, le cyberféminisme prend une dimension internationale, bien que très occidentalo-centrée, et s’ancre également dans les travaux de Donna Haraway. Une philosophe et primatologue américaine qui bataille depuis les années 1970 contre l’hégémonie de la vision masculine sur la nature et la science. Maintenant, retour à Chloé Desmoineaux.
Avant mon éveil féministe, je n’avais pas conscience de l’ampleur des clichés sexistes sur mon écran de jeu.
En tant qu’adolescente, Chloé passe des heures sur des jeux vidéo plutôt mainstream comme « Duke Nukem ». Une série de jeux de tir « à la première personne » (ndlr, lorsque lae joueur·euse voit l’action à travers les yeux du protagoniste). Duke Nukem, le protagoniste principal, est un personnage musclé, connu pour son attitude arrogante, son humour sarcastique, sa passion pour les armes à feu et pour les femmes. Le jeu a provoqué de nombreux débats sur la représentation des genres et des stéréotypes dans l’industrie du jeu vidéo. Car pas la peine de souligner qu’il coche toutes les cases des clichés liés à la virilité.
« Avant mon éveil féministe, je n’avais pas conscience de l’ampleur des clichés sexistes sur mon écran de jeu, raconte Chloé Desmoineaux. J’actionnais ma manette sur des jeux vidéo créés par une industrie où les abus envers les personnes minorisées sont si nombreux. Je me souviens d’ailleurs d’une discussion avec une personne rencontrée lors d’une table ronde, seule femme à travailler dans sa boite de création de jeux vidéo. Ses collègues masculins passaient des heures à modéliser les seins des personnages et à faire des commentaires plus que misogynes sur les protagonistes qu’ils imaginaient. »
Tout comme dans le cinéma, le male gaze (une perspective visuelle et narrative dans les médias construite à partir du point de vue masculin hétérosexuel) est une problématique centrale dans le jeu vidéo. Sans généraliser, la gameuse féministe reste scandalisée de voir les mannes d’argent qui sont investies dans de gros blockbusters. Des formules directement adressées à des joueurs masculins. « L’industrie se dit prête à se remettre en question, mais lorsqu’on voit les jeux qui continuent d’être édités aujourd’hui, on peut dire que la prise en considération du genre et des minorités reste superficielle. »
À quoi on joue ?
Sans passer par une formation dédiée au jeu vidéo, mais à force de changer de regard sur ces enjeux, Chloé substitue progressivement sa consommation de jeux vidéo vers des productions alternatives et indépendantes. Elle découvre simultanément tout le potentiel narratif et politique de certains scénarios de jeu. Notamment ceux de Pippin Barr, un créateur de jeux vidéo et professeur associé au sein du Department of Design and Computation Arts de l’université Concordia, au Canada, ou encore les productions de l’entreprise italienne Molleindustria qui propose des jeux vidéo polémiques, critiques, acerbes même, souvent sous licence Creative Commons. « Chez eux, on peut citer “Every day the same dream“. Un jeu vidéo qui explore notre aliénation au travail, la conformité sociale, la perte de sens et la recherche de liberté. »
Le jeu se déroule dans un monde entièrement en noir et blanc. On y suit un homme d’affaires en costume dans sa routine monotone. L’objectif ? Trouver des moyens pour briser ce train-train quotidien. Un gameplay minimaliste qui encourage lae joueur·euse à remettre en question les interactions préétablies. « C’est la face du jeu vidéo qu’on connait finalement peu. Parce qu’en dehors des jeux de tirs, le jeu vidéo peut aussi être un médium formidable pour critiquer les dérives du monde moderne et du capitalisme. Il peut narrer des enjeux philosophiques ou des théories artistiques. »
Technoféministe, du rouge à lèvres au FluidSpace
Lorsqu’on lui demande d’épingler un de ses projets, qu’il s’agisse d’un détournement de jeux vidéo ou d’une installation participative, Chloé s’arrête rapidement sur « Lipstrike ». Littéralement, frapper avec ses lèvres. La contraction entre lipstick et « Counter-Strike » (un autre jeu de tir à la première personne). Pointant du doigt le sexisme dans le jeu vidéo, Chloé a imaginé « Lipstrike » en 2017, en résonance avec la polémique du #GamerGate. Cette campagne de harcèlement sexiste contre des femmes journalistes et développeuses de jeux vidéo. « J’ai pensé ce projet comme une performance live à streamer sur la plateforme Twitch. Une performeuse utilise un rouge à lèvre connecté à l’ordinateur, telle une manette, et joue à “Counter-Strike“. Le contact entre les lèvres et le rouge à lèvres revient à appuyer sur la gâchette. Ce projet de détournement me définit beaucoup car j’ai réussi à lier mon engagement féministe à la création d’un contrôleur alternatif. Il a été très bien reçu dans la sphère alternative dans laquelle j’évolue, mais j’ai aussi dû faire face à des commentaires ultra misogynes, transphobes et démesurément agressifs. On sait que lorsqu’on s’attaque à ces thématiques, on s’expose potentiellement à des réactions rageuses, souvent de la part d’une communauté de gamers d’extrême droite, comme ça a été le cas à l’époque du GamerGate. »
Son engagement féministe, Chloé le met également en action dans les quelques cours de game art qu’elle donne dans une école d’art privée, et à travers le FluidSpace. Le hacklab qu’elle a fondé en 2021 dans son atelier, en plein cœur du quartier de la Belle de Mai, à Marseille. « C’est un espace de visibilité, de réflexions, de rencontre, de jeu, d’expérimentation et de hacking. Nous organisons des rencontres hebdomadaires en mixité choisie, ouvertes aux femmes et aux dissident·e·x·s de genre, pour discuter de notre rapport aux technologies, jouer, ouvrir des objets, les réparer, en construire d’autres, hacker des systèmes, inventer des histoires. »
Chloé et d’autres bénévoles y donnent régulièrement des ateliers de découverte de jeux indépendants et queer, de création de contrôleurs alternatifs ou encore d’animations interactives en 3D. Et cette facette de son travail, l’activiste du jeu vidéo va aussi tenter de la mettre en avant lors de son passage à Namur. Chloé Desmoineaux fait en effet partie des artistes invité·es dans le cadre de l’exposition « Under Construction » qui se tient au Pavillon du KIKK, à Namur. Elle y sera présente du 24 au 30 juillet. Une opportunité qu’elle compte bien saisir pour faire évoluer les regards portés sur le monde du jeu vidéo.
Ce contenu vous est proposé dans le cadre de Propulsion by KIKK, un projet de sensibilisation au numérique pour et par les femmes.
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