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Avec The Nature of the Game, Francis Alÿs nous ramène en enfance

Auteurice de l’article :

Diane Theunissen

With a Master's degree in Arts and Lifestyle Journalism from the London College of Communication (UAL), Diane has been working in the cultural sector for several years. A big fan of indie rock and particularly sensitive to equality issues, she is a journalist, radio commentator, festival programmer and musician in her spare time, and writes her lunar thoughts almost every day in A6 notebooks, neither lined nor squa

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Après une première présentation de The Nature of the Game au pavillon belge de la 59ème Biennale de Venise l’année dernière, l’artiste anversois Francis Alÿs dévoile une nouvelle version de l’exposition au WIELS à Bruxelles.

Jouer, un besoin primaire 

Un espace sombre, bruyant. Des écrans. Des films qui défilent, laissant paraître des cordes à sauter, des chansons, des courses d’escargots, des pneus, des pelles, des châteaux de sable, des pas de danse, des éclats de rire. Tandis qu’on entre dans la salle d’exposition, le premier mot qui vient à l’esprit est “chaotique”, rapidement suivi de “réconfortant”. Entre les différentes installations vidéos, le public s’affaire : devant les écrans, les gens discutent, comparent, se souviennent. “Madame La Lune ! Tu te rappelles ?,” balance une fille à son amie, pointant du doigt l’un des écrans montrant un groupe d’enfants les bras emmêlés, attendant patiemment que Madame La Lune vienne les délivrer. Évidemment, on s’en souvient. Comme on se souvient des cache-caches, des cochons-pendus, des sauts à l’élastique, des batailles de gogosses et des 1,2,3 piano. Tous ces jeux que nous nous sommes appris les un·es les autres, ces activités de cour de récré, de vacances et de samedi après-midi auxquelles nous avons joué l’esprit léger, dans l’unique but de s’amuser. Ces passe-temps qu’on a inventés, essayant tant bien que mal de copier notre environnement et notre société. 

Des jeux d’enfants d’ici et d’ailleurs

C’est notamment cette innocence, cette authenticité mais aussi cette transposition de la réalité que Francis Alÿs tente d’aborder avec Children’s Games, pièce phare de l’exposition sur laquelle il travaille depuis une vingtaine d’années : lors de nombreux voyages en République Démocratique du Congo, au Danemark, à Hong Kong, au Mexique, en Belgique ou encore en  Ukraine et en Irak, l’artiste a élaboré une large collection de mini-films montrant, sans filtre ni artifices, la spontanéité des jeux d’enfants, dans des contextes bien différents. C’est à la fois brut, simple, efficace et édifiant. C’est sublime, poignant. 

Projetés en boucle sur une ribambelle d’écrans, les films se succèdent à une allure folle. La salle est remplie de la bande sonore de l’installation : une combinaison de rires d’enfants et de bruits de plaine de jeux, de trafic, de roues qui avancent. Les yeux balancent d’un écran à un autre, tentant d’emmagasiner le plus d’informations possible. C’est fou, les jeux sont partout. Tandis qu’on en reconnaît certains — comme le Children’s Game #6: Sandcastles immortalisé sur les plages de la mer du Nord —, on est particulièrement touché·es par toutes ces danses, courses et mimes dont on n’a encore jamais entendu parler : entre autres, il y a le fameux Appelsindans, ce jeu danois dont le but est de danser, en duo, en faisant attention à ne pas laisser tomber l’orange qu’on tient contre soi, ou encore Nzango, un jeu congolais qui consiste à anticiper une chorégraphie inspirée de danses traditionnelles. Chaque vidéo est empreinte d’une ambiance différente, qui laisse deviner une facette de la culture et des ressources locales. “Alors que les adultes sont plus enclins à utiliser la parole pour traiter leurs expériences — alors que les adultes parlent —, les enfants jouent pour assimiler les réalités qu’ils rencontrent. Leurs jeux imitent, se moquent ou défient les règles de la société adulte qui les entoure”, déclare Francis Alÿs, à propos de son travail. On rejoint son avis : les jeux d’enfants font partie des premières interactions sociales qui nous ont permis de nous positionner, de communiquer les un·es avec les autres. Dans un monde de plus en plus individualiste, où les interactions se déroulent davantage en ligne qu’en vrai, Francis Alÿs capture ce moment de profonde transition que vit notre société et veille à archiver les jeux d’enfant avant qu’ils ne disparaissent. Un travail de mémoire unique et nécessaire. 

Des jeux d’enfants d’ici et d’ailleurs

Avec Children’s Games, l’artiste nous questionne sur l’identité culturelle, et nous fait prendre conscience d’une chose essentielle : au-delà de leur caractère ludique, les jeux d’enfants témoignent d’un époque, d’un lieu, d’un événement. Tandis que certains films nous renvoient à des jeux traditionnels — comme la fameuse course d’escargots — d’autres témoignent de l’actualité violente vécue par les enfants. Il n’y a qu’à regarder Children’s Game #23 : Step on a Crack pour y croire, la vidéo tournée à Hong Kong pendant la pandémie, qui témoigne de la solitude d’une petite fille s’amusant à éviter les lignes jaunes du passage piéton. En inventant une marelle géante, l’enfant s’extrait de l’ambiance anxiogène environnante, et tente de trouver un peu de répit. “L’acte de jouer peut également les aider à faire face à des expériences traumatisantes telles que celles de la guerre en créant un simulacre du réel et en transformant les circonstances dramatiques qui les entourent en un monde plus fictif et ludique. Mais ce qui est magique dans un jeu d’enfant, c’est qu’il n’a pas de secret, “c’est tout ce qu’il y a”. Adulte, nous devons rester fidèle à l’enfant que nous avons été ; nous souvenir et faire confiance à ce moment, le plus précieux de notre existence”, explique l’artiste.

Après avoir tout scruté et commenté, on quitte la pièce générale pour entrer dans une alcôve encore plus sombre, où est projetée l’installation cinématographique The Silence of Ani. Un film plus long qui présente un jeu de cache-cache dans les ruines d’une antique cité arménienne située à la frontière de la Turquie actuelle. Munis de petits sifflets, les enfants appellent les oiseaux et créent l’illusion que la ville revient à la vie. 

La vidéo, un média accessible et stimulant 

Si dans sa pratique artistique, Francis Alÿs est habitué à naviguer entre les techniques (peinture, dessin, animation, performance), c’est la vidéo qui, cette fois-ci, a attiré son attention. Et c’est tant mieux : à la fois vivant et accessible à différents types de publics, ce média permet un engagement quasiment automatique avec les sujets abordés. Il suffit d’ouvrir grand les yeux et de se laisser porter par les sons émanant des vidéos pour se prêter au jeu, et laisser libre court à sa créativité. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des enfants présents, qui, affalés sur des tabourets à roulette accessibles au public, se mettent à valser d’un côté à un autre de la pièce, et mine de rien, commencent à jouer.

The Nature of the Game, un travail à la fois ethnologique et géopolitique qui reflète l’engagement social de l’artiste, et s’inscrit parfaitement dans sa démarche artistique. Immortaliser les comportements humains que personne ne remarque, c’est la mission que s’est donné Francis Alÿs, qui, depuis la fin des années 1980, dessine, peint et filme le monde qui l’entoure. En 1999, il s’est mis à capturer des scènes de jeux d’enfants à travers le monde, qu’il présente cet automne au WIELS à Bruxelles. The Nature of the Game est exposée jusqu’au 7 janvier.

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