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Stefan Sagmeister : “La négativité nous semble beaucoup plus fascinante que les nouvelles positives”

Auteurice de l’article :

Diane Theunissen

With a Master's degree in Arts and Lifestyle Journalism from the London College of Communication (UAL), Diane has been working in the cultural sector for several years. A big fan of indie rock and particularly sensitive to equality issues, she is a journalist, radio commentator, festival programmer and musician in her spare time, and writes her lunar thoughts almost every day in A6 notebooks, neither lined nor squa

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Depuis trente ans, le graphiste autrichien Stefan Sagmeister porte un regard singulier sur les différentes strates de la société contemporaine. Quelques jours avant sa conférence This will be boring au KIKK Festival, il nous parle de son travail, de ses influences et de l’exploration des sentiments par le biais du design. Rencontre.

Commençons par le début : comment avez-vous fait vos premiers pas dans le graphisme ? Quels ont été les principaux événements et motivations qui vous ont amené à faire carrière dans ce domaine ?

Je voulais devenir designer. J’ai un jour rejoint un petit magazine local pour la jeunesse appelé Alphorn et j’ai découvert que j’étais beaucoup plus intéressé par la création des mises en page que par la rédaction des articles. J’étais également fasciné par les pochettes d’album et j’ai pensé que ce serait une chouette chose à faire dans ma vie.

Comment définiriez-vous votre approche artistique ? Pouvez-vous citer quelques œuvres qui résument au mieux votre travail ?

J’ai toujours été intéressé par la façon dont le design me touche émotionnellement, et j’ai fini par organiser une conférence intitulée “Design and happiness” (qui vient d’une autre présentation intitulée “Can Design touch someone’s Heart?”). Cette direction a été l’un des éléments clé du développement du studio.

Quelles sont vos plus grandes influences ?

Tibor Kalman est la personne qui a eu le plus d’influence sur ma vie de designer, c’est mon seul et unique héros du design. Il y a 35 ans, alors que j’étais étudiant à New York, je l’ai appelé chaque semaine pendant six mois, ce qui a fait que j’ai appris à bien connaître la réceptionniste de M&Co. Lorsqu’il a finalement accepté de me recevoir, il s’est avéré que j’avais dans mon portfolio un croquis assez similaire, en termes de concept et d’exécution, à une idée sur laquelle M&Co était en train de travailler : il s’est empressé de me montrer le prototype, de peur que je ne dise plus tard qu’il l’avait volé dans mon portfolio. J’ai été très flatté. Lorsque j’ai finalement commencé à travailler dans ce studio cinq ans plus tard, j’ai découvert que c’était, plus que toute autre chose, son incroyable sens de la vente qui le distinguait de tous les autres. Il y avait sans doute un certain nombre de personnes aussi intelligentes que Tibor – et il y en avait certainement beaucoup qui étaient plus douées pour la conception -, mais personne d’autre ne pouvait vendre ces concepts sans aucun changement, faire passer ces idées sans presque aucune modification dans les mains du public. Personne d’autre n’était aussi passionné. En tant que patron, il n’hésitait pas à contrarier ses clients ou ses employés (je me souviens de sa réaction face à un logo sur lequel j’avais travaillé pendant des semaines et dont j’étais très fier : “Stefan, c’est HORRIBLE, tout simplement horrible, je suis tellement déçu”. Cela dit, son grand cœur transparaissait toujours. Tibor avait le courage de prendre des risques (…) il avait un don pour donner des conseils, pour disperser des morceaux de sagesse, emballés dans un langage rudimentaire connu plus tard sous le nom de “Tiborismes” : “La chose la plus difficile lorsqu’on dirige une entreprise de design est de ne pas se développer”, m’a-t-il dit lorsque j’ai ouvert mon propre petit studio. Il était toujours heureux et prêt à sauter d’un domaine à l’autre : design d’entreprise, produits, planification urbaine, clips, films et documentaires, livres pour enfants, édition de magazines, tout était traité selon le mantra “tu devrais toujours tout faire deux fois : la première fois, tu ne sais pas ce que tu fais, la deuxième fois tu le sais, la troisième fois c’est ennuyeux”. Il faisait du bon travail contenant de bonnes idées pour de bonnes personnes.

Au milieu des années 90, vous avez commencé à travailler avec des groupes de rock et des musiciens tels que les Rolling Stones, Talking Heads et Lou Reed. Comment ces collaborations ont-elles vu le jour ? Qu’avez-vous appris de ce travail ?

Je voulais combiner mes deux centres d’intérêt, le design et la musique. Mais je n’avais aucune relation avec le monde de la musique et j’ai simplement appelé les maisons de disques pour essayer d’obtenir un rendez-vous. Après une année d’efforts, ça a finalement porté ses fruits. On a quasiment arrêté de concevoir des pochettes d’album après le premier congé sabbatique en 2000 — il y avait tout simplement trop d’autres choses intéressantes à concevoir et, alors que j’approchais de la quarantaine, la musique a cessé de jouer le même rôle dans ma vie. Cela dit, le simple fait de visualiser la musique me manque. Cela n’a jamais vieilli.

Que pensez-vous du graphisme et des arts visuels à l’ère numérique ?

Tous les grands changements dans le domaine du design ont été principalement provoqués par un changement de technologie, de Gutenberg à l’invention de la lithographie. Le Mac a tout changé une fois de plus. D’un point de vue positif, le domaine s’est considérablement élargi, car les professions voisines (animation, son, conception de produits, etc.) utilisaient le même matériel avec de simples variations logicielles, ce qui rendait plus probable l’intégration des outils et des stratégies de ces autres professions. Le Mac a permis à de nouveaux domaines de conception de s’épanouir (interactifs, génératifs, liés au web, etc.). En revanche, notre vie quotidienne risque de devenir ennuyeuse, car nous avons échangé une profession qui exigeait la maîtrise d’une myriade d’outils à utiliser dans différentes pièces (sérigraphie, peinture, impression typographique, etc.) contre une position stable derrière un ordinateur. L’IA est en train de réécrire les règles du jeu.

La visualisation de la pensée à long terme semble être un thème central de votre recherche artistique. Qu’en avez-vous tiré jusqu’à présent ?

Les médias à court terme tels que Twitter et les flash infos ont donné l’impression d’un monde hors de contrôle, d’une démocratie en péril et d’une perspective générale de malheur. Mais si on examine les évolutions du monde selon une perspective à long terme — qui est la seule à faire sens —, on se rend vite compte que la presque totalité des aspects de l’humanité semblent s’améliorer. Moins de gens souffrent de la faim, moins de gens meurent dans des guerres et des catastrophes naturelles, plus de gens vivent dans des démocraties — et vivent beaucoup plus longtemps, d’ailleurs — que jamais auparavant. Il y a 200 ans, 9 personnes sur 10 ne savaient ni lire ni écrire, contre 1 sur 10 aujourd’hui (…) Nous avons créé de nombreuses visualisations. L’objectif, c’est que les spectateurs puissent les placer dans leur salon pour se rappeler que les derniers tweets ne sont que de minuscules écarts dans un environnement plutôt sain (…) Ce sont des œuvres de design et non d’art, on pourrait les appeler de la propagande pour le salon.

Vous serez en Belgique le 24 octobre prochain pour donner une conférence intitulée This will be boring au KIKK Festival. Quels seront les thèmes abordés ?

La négativité nous semble beaucoup plus fascinante que les nouvelles positives. Comme mon exposé est très optimiste, il risque de ne pas être très intéressant. Il y a plusieurs raisons à ça : tout d’abord, l’amygdale — une petite masse en forme d’amande située dans le cerveau central — aggrave le problème en transportant les messages négatifs beaucoup plus rapidement que les messages positifs histoire de nous protéger. Le cerveau de nos ancêtres préhistoriques avait besoin d’un raccourci pour emmagasiner les nouvelles négatives — il était très important de détecter rapidement ce lion, car l’alternative était la mort. Le cerveau n’a jamais développé de raccourci similaire pour les messages positifs. Si on ratait une banane, il pouvait y en avoir une autre au coin de la rue. Aujourd’hui, nous vivons toustes dans des conditions beaucoup plus sûres, et nos vies seraient mieux informées si nous étions plus réceptif·ves aux nouvelles positives. Je ne crois pas que les personnes qui dirigent nos médias soient malveillantes ; elles tirent simplement parti de notre intérêt naturellement élevé pour les drames et les messages négatifs. La plupart des tentatives de création d’un site d’informations positives ont immédiatement échoué. L’exploration des sentiments est une méthode qui consiste à rechercher dans les actualités les mots fréquemment utilisés, tels que “bon”, “terrible” et “horrible”, en notant chaque utilisation et son contexte. Cette étude valide mon intuition, et confirme que l’augmentation de la négativité de l’actualité au cours des dernières décennies est scientifiquement prouvée. Par ailleurs, nous trouvons toustes les drames plus fascinants. Alors que je travaillais sur The Happy Film, un documentaire sur mon propre bonheur, notre équipe a pris la peine d’envoyer toute l’équipe du film de New York à Bregenz pour interviewer mes frères et sœurs. J’ai volontairement refusé de participer à ces interviews, car je voulais que mes frères et sœurs puissent parler librement de toutes les choses horribles que j’ai dû faire pendant mon enfance. Lorsque j’ai écouté les enregistrements des semaines plus tard, iels n’avaient parlé que d’événements positifs. C’était terriblement ennuyeux. Finalement, on n’a utilisé aucune image. 

Que pensez-vous du KIKK Festival ? Que peut apporter un tel événement à la culture et à la société ?

J’y ai déjà participé et j’ai trouvé l’échange avec d’autres designers très enrichissant. Plusieurs organisateurices de conférences pensaient, pendant la pandémie, que nous pourrions peut-être discuter via Zoom à l’avenir, ce qui s’est avéré faux : nous voulons vraiment nous rencontrer en personne.

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