Lasers, cristaux et tentacules : l’univers merveilleux des prothèses de Sophie de Oliveira Barata
Auteurice de l’article :
Et si une prothèse pouvait être plus qu’un dispositif médical ? C’est le pari de Sophie de Oliveira Barata. Dans son atelier londonien, elle imagine et crée des prothèses lumineuses, incrustées de cristaux ou tentaculaires. Des œuvres d’art pour changer le regard sur le handicap. Rencontre.
Lorsqu’elle était étudiante en école d’art, Sophie de Oliveira Barata était déjà attirée par le milieu médical. Alors qu’elle a un job à temps partiel dans un hôpital, où elle “fait les thés et les cafés”, confie-t-elle, “les infirmier·ères et docteur·oresses m’ont raconté qu’une fois par an, iels organisaient ces événements pour imaginer de grands et terribles scénarios et s’entraîner. Pour plus de réalisme, iels employaient des make-up artistes pour mettre en scène des blessures sanglantes.” Ainsi, Sophie de Oliveira Barata décide d’étudier les effets spéciaux.
Pour sa première expérience professionnelle, l’artiste est employée dans une entreprise de prothèses où, pendant huit ans, elle fabrique des modèles ultra-réalistes. “C’est très difficile à faire, raconte-t-elle. Il faut accorder la couleur de la prothèse à celle de la peau, qui change tout le temps à cause de la circulation sanguine.” Mais l’artiste se languit de plus de créativité, et regrette que seul le réalisme ou la performance fonctionnelle ne soient proposés sur le marché. D’autant que déjà, elle perçoit l’opportunité d’offrir des prothèses plus expressives et personnalisées. “Je me rappelle de cette petite fille venue à la clinique après avoir perdu sa jambe dans un tragique accident. Elle voulait une prothèse avec des images colorées. Ses parents préféraient une couverture cosmétique plus réaliste, mais ils l’ont laissé faire. Pour elle, ces images étaient ce qu’il y avait de plus excitant. Je me suis rendu compte que c’était important de pouvoir s’impliquer, et ne pas avoir l’impression qu’on ne peut avoir qu’une version édulcorée d’une vraie jambe.”
La chanteuse pop bionique
Le véritable déclic se produit en 2011, lors de sa rencontre avec Viktoria Modesta, artiste pop bionique qui a fait de sa jambe amputée un atout artistique, mode et technologique. “Elle faisait la couverture d’un magazine et je l’ai trouvé courageuse et belle. Elle racontait son histoire, comment elle avait choisi à 20 ans de se faire amputer. Elle célébrait le contrôle qu’elle avait eu sur cette situation.” Sophie de Oliveira Barata la contacte. Commence alors une collaboration qui dure toujours, et qui marque la naissance de The Alternative Limb Project (le projet du membre alternatif, en français).
Pour la pop-star, Sophie de Oliveira Barata a d’abord fabriqué une prothèse faite d’enceintes stéréo, de cristaux, de chaînes et autres bijoux. S’en suit une série de créations, luxueuses et technologiques : une prothèse incrustée de cristaux Swarovski, que Viktoria Modesta a portée pour la cérémonie de fermeture des jeux paralympiques de Londres en 2012 ; une prothèse lumineuse ; une autre qui abrite une bobine tesla et son iconique zébrure à haute tension ; une en forme de pic, avec laquelle Viktoria Modesta a notamment performé pour le clip Born Risky, en collaboration avec Channel 4 ; ou encore une prothèse spécifiquement conçue pour être portée dans un environnement de microgravité. “Viktoria Modesta est la personne parfaite pour montrer mes œuvres. Elle est une force de la nature, une personnalité puissante, et cela m’a donné une vision de ce qu’on pouvait faire dans le futur. Dès la première prothèse, j’ai eu d’excellents retours. La conversation est passée de la pitié à l’envie.”
Si leur collaboration est fondatrice, d’autres personnalités ont pu profiter des créations inspirées de Sophie de Oliveira Barata. L’artiste travaille avec la mannequin britannique Kelly Knot, née sans avant-bras droit. Pour elle, elle a créé plusieurs modèles, dont la prothèse Synchronised, dotée de capteurs qui perçoivent les battements de son cœur et recréent des pulsations au niveau du poignet, ou bien la poétique Vine, un tentacule floral que Kelly Knot peut contrôler via des mouvements d’orteils.
Elle collabore aussi avec des sportif·ves, des ancien·nes militaires… “De nombreuses personnes, partout dans le monde, se sont montrées intéressées. Je peux travailler avec toutes sortes de gens, pourvu qu’iels aient envie d’explorer cet espace d’une façon nouvelle et d’exprimer leur individualité.” Sur son site, elle photographie les personnes pour qui elle crée. Certaines racontent leur accident et leur rapport à leur amputation. D’autres posent simplement avec leur nouveau membre. “C’est important de comprendre ce que ça veut dire d’être amputé, estime Sophie de Oliveira Barata. Les circonstances qui ont mené à l’amputation peuvent être traumatisantes. Souvent, lorsqu’iels viennent me voir, une partie de la réhabilitation a déjà été faite, iels sont ouvert·es et fier·es de qui iels sont. Iels n’essaient pas de fuir leur passé.” Les membres alternatifs deviennent un véritable moyen d’expression.
“Iels veulent quelque chose qui reflète qui iels sont, qu’on souligne ce qui est là, plutôt que ce qu’il manque. Iels veulent que les gens puissent interagir avec ce membre plutôt que de regarder ailleurs ou se sentir mal à l’aise ; que cette prothèse soit humaine, pas dans son apparence mais dans la façon dont elle les fait se sentir.”
L’art pour inspirer
Le travail pour créer une telle prothèse est long – entre un et quatre mois en moyenne, et certains projets peuvent durer plusieurs années, détaille Sophie de Oliveira Barata. Elle mobilise également une équipe de plusieurs spécialistes, selon les caractéristiques voulues pour la prothèse : des ingénieur·es électroniques, des ingénieur·es mécaniques, des prothésistes cliniques, des artisan·es du bois ou du métal, des spécialistes de l’impression 3D ou d’autres outils numériques… En tout, une prothèse alternative peut coûter jusqu’à 20.000 livres – contre 5.000 livres en moyenne pour une couverture réaliste. Une somme conséquente qui fait que Sophie de Oliveira Barata se concentre avant tout sur les pièces d’art et de performance. ‘Il y a de nombreuses entreprises et organisations qui peuvent faire des prothèses bien plus confortables, pratiques et accessibles. Je me concentre sur ce que je fais de mieux. Le rôle que j’ai à jouer est plus efficace ainsi, plaide-t-elle : cela sert d’inspiration.”
Depuis presque 20 ans que Sophie de Oliveira Barata travaille autour des membres artificiels, elle se réjouit d’avoir vu l’industrie et le regard du public évoluer. “De nombreux étudiant·es me contactent parce qu’iels veulent travailler avec des prothèses. C’est une bonne chose que plus de gens entrent dans l’industrie, c’est devenu sexy.” Des personnalités fortes et avant-gardistes comme Viktoria Modesta ont fait bouger les lignes. Les paralympiques aussi, contribuent à changer les regards sur le handicap, en mettant l’accent sur les prouesses et les performances plutôt que sur un corps diminué. Et puis les ancien·nes militaires, qui reviennent de la guerre avec un membre en moins mais le remplacent par un attribut bionique avancé, analyse Sophie de Oliveira Barata. “Désormais, les prothèses sont plus technologiques, plus pointues. Elles sont aussi plus robotiques et font appel à l’imaginaire de la science-fiction. Cela sort du stigma de l’aide médicale beige pour devenir un appareil technologique futuriste.”
Entrées dans le domaine de l’art et de la pop-culture, et dans une société qui s’ouvre de plus en plus au non-normé, les prothèses deviennent un moyen d’expression puissant et courageux. Pour que chacun·e puisse désormais rêver d’images colorées.
Retrouvez Sophie de Oliveira Barata le 28 octobre, lors des conférences du KIKK Festival.
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