Lia Giraud, microalgues mais haute (photo)sensibilité

Auteurice de l’article :
Artiste scientifico-curieuse, Lia Giraud a été biberonnée à l’image documentaire avant de mettre au point un procédé photographique très algale. Ses œuvres processus interrogent notre rapport au vivant, à l’image et aux techniques.
Entre arts et sciences, la Lia Giraud lycéenne a longuement hésité. Mais aujourd’hui, elle l’affirme : “Je suis résolument artiste. Ça me plaît d’avoir trouvé un espace intermédiaire entre ces deux mondes trop souvent opposés. C’est d’ailleurs ce que je rappelle toujours à mes étudiants : ‘C’est vous qui écrivez votre cadre’”. Enseignante en photographie aux Beaux-Arts de Marseille, l’artiste-chercheuse est passée par l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris où elle a étudié la photo et la vidéo. En 2012, elle se lance dans un doctorat à l’Université Paris Sciences et Lettres. “J’ai eu l’opportunité de participer à un doctorat Sciences Arts Création Recherche, abrégé SACRe, un des premiers en France à faire s’entrecroiser sciences et arts.”
Influencée par l’anthropologie, les sciences sociales ou encore la philosophie, notamment par le penseur George Simondon qui réconcilie culture et technique, c’est une science dure qui porte particulièrement l’artiste : la biologie. “Les images sont comme des êtres vivants mais restent malgré tout des objets inanimés qui, dans notre esprit seulement, prennent vie”, écrit-elle dernièrement dans PALM, le magazine du centre d’art parisien Jeu de Paume. Pour donner vie à ses images, elle se tourne vers des êtres unicellulaires, plus précisément des microalgues.

Avec l’algægraphie, j’essaie d’emmener les algues ailleurs, de mettre en évidence leur capacité à nous raconter le monde.
Lia Giraud
Dans un dialogue avec le vivant débarrassé de la dichotomie entre nature et culture, Lia Giraud aboutit, en 2010 – encore étudiante aux Arts Déco – à une technique qui traverse son œuvre jusqu’à aujourd’hui et qu’elle nomme l’algægraphie. Transposition du processus de tirage argentique dans un milieu organique, cette technique se base sur le phototactisme et la photosynthèse des microalgues. Si l’on connaît mieux la photosynthèse qui permet aux algues de se multiplier grâce à l’énergie lumineuse, le phototactisme, quant à lui, est la capacité des algues à se mouvoir en fonction de la lumière.
Dans un dispositif de cultures, équivalent à la boîte noire, une image négative est projetée à la surface d’une boîte de Petri contenant les microalgues, une petite boite ronde remplie d’un liquide rougeâtre qui favorise le développement de micro-organismes et qu’on utilisait en cours de sciences. Les organismes cultivés par Lia traquent en permanence les meilleures conditions lumineuses et se meuvent dans les zones de lumière propices à leur développement. Elles accentuent ainsi les différentes densités de la photographie en développement. Résultat : des clichés éphémères qui bouleversent la définition d’image fixe car, dans le contexte d’une exposition, ces fameuses boîtes de Petri sont disposées sur des tables lumineuses. Les organismes qui les habitent continuent d’évoluer face aux conditions des lieux d’expo, parfois hostiles pour les algues. Au fil des jours, le public atteste des différentes étapes de dégradation des images.



Questionner l’impermanence de l’image
Le médium est approprié pour évoquer les caractéristiques d’un vivant qu’on ne voit pas ou peu. “C’est vrai que les vivants avec lesquels je travaille sont souvent déconsidérés par la société. Les microalgues, en l’occurrence, sont la plupart du temps utilisées dans une visée productiviste, dans la pharmacopée, l’énergie, la nutrition aussi. Avec l’algægraphie, j’essaie de les emmener ailleurs, de mettre en évidence leur capacité à nous raconter le monde. Elles échappent alors à leur condition végétale et deviennent animées, animales.”
L’enjeu de mon travail, c’est de montrer des œuvres en train de se fabriquer.
Lia Giraud
En tant que thésarde, insatisfaite de la notion d’image fixe, Lia Giraud pousse une réflexion qui germait déjà depuis le début de son parcours artistique à propos de la permanence du médium photographique. Elle s’attaque à la notion d’image-processus, une idée qui postule que les œuvres ne sont jamais vraiment installées. “L’enjeu de mon travail, c’est de montrer des œuvres en train de se fabriquer. L’implication du vivant dans mes réalisations est en cela une manière de faire la part belle aux questions processuelles. Le vivant est toujours un processus extérieur qui se déroule devant nous, mais lorsqu’on le met hors sol, on doit alors l’appareiller techniquement.”
Des photos qui se fixent, puis se transforment, se dégradent et disparaissent. Une démarche à la fois poétique et tragique. L’artiste-chercheuse souhaite-t-elle illustrer notre rapport au vivant ? “Bien sûr, mais c’est également un procédé qui me permet d’aborder nos rapports aux images objets. C’est notamment flagrant dans mon projet Photosynthèse.” Une des plus récentes installations de l’artiste que l’on a d’ailleurs pu observer il y a quelques mois au Pavillon, à Namur, dans le cadre de l’exposition Biotopia : Cohabiter avec le vivant.




Présenté comme un “inventaire photographique de l’invisible”, Photosynthèse s’intéresse aux milliers d’objets repêchés dans le port de Marseille entre 2016 et 2020 par l’association MerTerre. Là encore, le procédé algægraphique révèle, au travers d’un film cette fois, des bouteilles, trottinettes électriques et autres milliers de déchets invisibilisés car engloutis par la mer. Les voix d’Isabelle Poitou, fondatrice de l’association MerTerre, et du sociologue Baptiste Monsaingeon, analysant le rapport humain-déchet, nous guident devant cette mer de détritus. “Pour réaliser ce film, j’ai développé mes algægraphies sur base d’images prises sur Internet. De véritables déchets du web car ces clichés sont produits de façon ininterrompue et sont invisibilisés derrière la surface d’un écran.”
Du syndrome du jardinier à la culture du care
“Claude Yéprémian, un biologiste qui travaille au Muséum d’histoire naturelle et avec qui je collabore depuis longtemps, a une jolie formule : ‘Dans le travail de culture avec le vivant, les biologistes souffrent du syndrome du jardinier’.” Car pour créer des algægraphies, il faut bien produire des microalgues. Les mettre en culture, les nourrir, jour après jour. “Il y a vraiment quelque chose de l’ordre du soin. Et ce syndrome nous poursuit jusqu’aux lieux d’exposition. Il faut sensibiliser les responsables d’expos à observer le comportement des algues pour assurer leur développement. Cette transmission est très intéressante et elle embarque aussi le public qui m’interroge souvent sur le bien-être de ces petites algues.”
En plaçant ces organismes dans des territoires choisis par l’être humain, Lia se heurte par ailleurs à des questionnements éthiques. “Même si je ne fais pas de la modification génétique, mon travail repose sur des vivants devenus médiums, transformés pour répondre d’une façon fonctionnelle au désir humain. Cela implique de cultiver des organismes vivants en grand nombre, de les extraire de leur lieu de vie habituel. Je travaille à redonner à ces microalgues leur place de vivant, c’est-à-dire inscrites dans un système ou une technique que je ne contrôle pas. Après, travailler avec une matière vivante, c’est aussi s’ouvrir à une forme de non-contrôle.” Et par son geste algaegraphique, l’artiste esquisse une sorte d’écologie de l’œuvre pour nous permettre de reconsidérer notre relation à toutes les formes de vivant.
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