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Article 6 minutes de lecture

les.slasheuses, des cases pour celles et ceux qui ne s’en accommodent pas vraiment

Auteurice de l’article :

Jil Theunissen

Évoluant entre droit, médias, culture et nouvelles technologies, Jil s’est récemment lancée dans la collection officielle de casquettes. À ses heures perdues et souvent pendant la nuit, elle rédige différents contenus allant de la chronique au texte de loi, et développe des projets un peu hybrides mixant les diverses disciplines mentionnées ci-dessus.

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En 2021, Camille Toussaint et Caroline Renaudière ont créé un compte Instagram un peu décalé, mi-écrit, mi-dessiné. Prenant le contrepied de la slasheuse, cette personnalité qui cumule les activités inspirantes, le projet partage chaque semaine les élucubrations de deux freelances en quête de sens.

© les.slasheuses

Si vous lisez kingkong, il y a des chances pour que vous fassiez partie de cette grande communauté de personnes au statut indéterminé, exerçant des activités, souvent variées, pour de multiples client·es, j’ai nommé les freelances. Dans ce cas, le terme slasheuse vous est peut-être familier.

Si pas, sachez qu’il provient simplement de l’anglais slash (à ne pas confondre avec son homonyme belge qui n’a rien à voir, quoiqu’aussi pratique), soit la barre oblique qui sépare les mots dans une énumération (/), et désigne une personne qui cumule des métiers n’ayant a priori pas de lien entre eux.

Pas très novateur, me direz-vous, cumuler les activités, ça existe depuis toujours. À la différence que la slasheuse met l’accent sur la version hype de la notion. Entendez “Je suis consultante / créatrice de bijoux / maraîchère bio en reconversion”, plus que “Je suis dans l’obligation de cumuler deux emplois pour payer mes factures”. Slasheuse, un concept très ancré dans le réel, donc.

Car si ce terme visait initialement à mettre en avant les profils polyvalents, souvent moins valorisés dans le monde du travail, la notion a vite dévié, à coup de #dreamjob et autres succès instagrammables, vers un concept semblant sous-entendre que quand on pratique plusieurs activités, on est d’office hyper épanoui·e, hyper occupé·e, hyper confiant·e, que tout marche super bien et toujours du premier coup.

De quoi plonger en crise identitaire tout·e freelance un peu perdu·e qui se respecte, pourtant slasheur·euse de la première heure, à un moment ou l’autre de son parcours. Ce moment où, entre deux projets, iel tente maladroitement de trouver un lien logique entre ses diverses occupations, en proie à un syndrome d’imposture latent et redoute, en pleine crise de procrastination, le fatidique : “Et toi, tu fais quoi dans la vie ?”.

C’est précisément cette condition de slasheuse -seconde interprétation, entendez de freelance qui s’interroge, que Camille Toussaint, illustratrice et Caroline Renaudière, scénariste, abordent avec leur compte Instagram éponyme.

Le concept est simple : des publications composées d’une bd d’un côté, d’une chronique de l’autre, relatant le quotidien de deux freelances un peu disséminées. Succès et ratés, négociations hasardeuses, questionnements existentiels… autant de thèmes déclinés avec humour, chaque semaine ou presque, par les deux comparses.

Lancé en octobre 2021, le projet compte à ce jour 1600 abonné·es. Pas de quoi révolutionner le web donc, mais assez pour avoir la confirmation que beaucoup se reconnaissent dans les SOS de ces freelances (parfois) en détresse.

© les.slasheuses

Slasheuses / colocs

Caroline et Camille se sont rencontrées sur les bancs de l’Ihecs. De journaliste pigiste dessinant à ses heures perdues, Camille est progressivement devenue illustratrice. Si vous fréquentez la sphère illustrée bruxelloise, peut-être avez-vous vu passer ses linogravures sur Bruxelles ou encore l’Emoustille, la newsletter qu’elle a co-créée. De son côté, Caroline a repris des études en scénario, après un parcours belgo-espagnol oscillant entre rédaction et cinéma (on lui doit notamment la direction du casting de la série Normal), formations diverses et projets variés. La vie de multi-casquettes un peu éparpillée, donc, ces deux-là la connaissent. En 2021, elles sont colocataires, leur appartement devenant le témoin de leurs savoureuses tergiversations.

La naissance d’une slash

Désireuses de travailler ensemble, c’est d’abord à une BD sur le rap qu’elles pensent: “Mais aucune de nous deux ne s’y connaissait en rap”. L’idée de mixer écriture et dessin germe néanmoins, et prend forme lorsqu’elles répondent ensemble à un appel à projets pour une collaboration avec un magazine. Première candidature commune pour le duo, loupée de peu, qui leur sert de déclic: “On a fini deuxièmes. C’était décevant, mais ensuite on s’est dit qu’on pouvait aussi se lancer à deux, sans demande extérieure. Il suffisait de se mettre des balises, un rythme, et de s’y tenir”. 

Le sujet des slasheuses s’impose facilement: “On a trouvé ça marrant comme mot, et surtout un peu absurde qu’il soit utilisé de manière si sérieuse et pro, pour parler d’une situation qu’on vit tous les jours et qui n’a parfois pas grand-chose de glamour. Nous, oui, on “cumule les activités”, mais on passe aussi une bonne partie de notre temps à regarder le plafond, à stresser de ne pas avoir assez de projets et à se demander ce qu’on va faire de nos vies”. 

Force est de constater qu’elles ne le regardent pas longtemps, le plafond, parce qu’une semaine plus tard, la première publication sort, et un an après, elles sont toujours là. Et bien là: en témoignent une rondelette communauté, la participation à une résidence d’écriture et un projet de BD imprimée en préparation. Plutôt pas mal pour deux adeptes de la procrastination.

Slasheurs, slasheuses, unissez-vous

Elles sont formelles, si le projet a vu le jour, et s’il tient la cadence, c’est notamment parce qu’elles sont deux. 

Une collaboration qui permet d’échanger les idées, mais aussi de se tirer vers le haut et de surmonter les difficultés propres au travail en solo: “Travailler en équipe donne une légitimité, une confiance, explique Camille. On n’aurait pas lancé les.slasheuses seules, ni continué, surtout après que telle ou telle publication n’ait pas marché ». Caroline confirme: « Travailler à deux, ça enlève la pression de se dire que si un projet ne fonctionne pas, c’est d’office qu’il est nul. Ici, être à deux nous motive: on essaye, on apprend, on avance”. 

Une complicité qui leur permet de tester les idées, les concepts et les formats plus ambitieux. Et… de changer de cap, quand ça ne marche pas du premier coup. En témoigne cette publication sur l’art de se planter, publiée après un ratage un peu traumatisant. C’est que, oui, ces deux-là rebondissent.

Pour nous public, la création à quatre mains permet aussi d’accéder à deux facettes de personnalité dans un même projet. Car si la préparation de chaque publication est commune, Caroline s’occupe in fine de la chronique, lui amenant son lot de questionnements existentiels, cyniques et/ou absurdes; Camille de la BD qui l’accompagne, conférant aux histoires et aux personnages un ton comique, léger et décalé. Consommées ensemble ou à part, on vous les conseille dans tous les cas, sans aucune modération.

Du blog à Insta, il n’y a qu’un (grand) pas

A priori plus adeptes du papier que des réseaux sociaux (soulignons qu’au départ, Caroline poussait pour créer… un blog), les deux créatrices expérimentent ici la publication 100% online.

Premier constat: Instagram offre une facilité et rapidité de création, notamment en BD. Il y a tout une culture du strip sur Insta, explique Camille. Les BD y sont plus courtes, moins construites, moins léchées que les livres imprimés. Contrairement au papier, tu peux publier des dessins basiques, rapidement, sans que ça doive être parfait. Ça nous permet de tenir le rythme et de ne pas peaufiner nos contenus pendant des heures”. 

Les créatrices soulignent également la distance que permet leur utilisation du réseau social: “On publie une fois par semaine et c’est tout. Pas de story, pas de photos de nous, juste des dessins et un texte”. Une utilisation qui, prenant le contrepied des pratiques habituelles des médias sociaux, leur amène un certain détachement vis-à-vis de leur travail: “On sait que c’est virtuel. Quand une publication fonctionne, c’est super, mais si ça ne marche pas, on est moins touchées. Sur Instagram, l’échec est plus irréel”.

Succès et ratés, vive la normalité

Compilant chaque semaine les réjouissantes aventures de ces deux personnages aux cheveux bleus, le projet se développe, à l’image de ses protagonistes, par essai-erreur, avec autodérision et bienveillance. Dépeignant des personnages dans ce qu’ils ont de plus ordinaire, les.slasheuses ont un côté délicieusement humain, drôle et attachant, et prouvent au passage que les doutes et les ratés marchent autant, voire plus, que les succès lisses et brillants.

“Et ça pose question, conclut Caroline. Vu que le compte s’inspire de nos histoires, si ce qui fonctionne auprès des gens, c’est de foirer, la seule chose qu’on peut espérer, c’est que nos projets ne décollent jamais.”

On n’ira pas jusqu’à le leur souhaiter, mais si ça peut nous permettre de suivre leurs aventures, on espère secrètement qu’elles continueront, même au travers de leurs mirobolants succès, à expérimenter l’une ou l’autre gaucherie de temps en temps.

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