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Yes, they can : émancipation ou reconversion, les femmes investissent l’entrepreneuriat

Auteurice de l’article :

Juliette Maes

Diplômée d’un Master en Presse et Informations à l’IHECS en 2020, Juliette a fait ses premiers pas en journalisme au ELLE Belgique, pour qui elle écrit toujours aujourd’hui. Touchée par les sujets féministes et sociaux, elle s’intéresse entre autres à l’entrepreneuriat féminin, à l’inclusivité et à la transition écologique. Professionnellement, Juliette a la bougeotte. À côté du journalisme, elle est photographe et vidéaste, notamment pour Badger Production, une boîte bruxelloise experte en storytelling d’entreprise.

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En Belgique, les femmes commencent doucement à prendre leur place dans les secteurs de l’entrepreneuriat et de l’investissement. Plus enclins à se diriger vers l’impact, les obstacles auxquels elles font face restent nombreux, mais une chose est sûre : l’entrepreneuriat féminin a le vent en poupe.

En Belgique, les femmes représentent 35,4% des travailleur·euses indépendant·es. Depuis quelques années, la croissance du nombre d’indépendant·es est proportionnellement plus forte chez les femmes que chez les hommes, selon une étude du SPF Économie. Les femmes ne représentaient que 33,4% des travailleur·euses indépendant·es dans le pays en 2007. Elles réduisent petit à petit l’écart genré dans le monde entrepreneurial belge.

Lorsque l’on pense entrepreneuriat, on pense souvent reconversion de carrière. Mais selon Loubna Azghoud, experte en entrepreneuriat et en inclusion digitale, cela peut aussi être une voie d’émancipation et d’organisation professionnelle. Les freins à l’entrepreneuriat féminin restent pourtant nombreux.

Entre autres, la conciliation entre la vie privée et professionnelle, qui s’explique par le fait que les femmes portent encore la majorité de la charge mentale et des tâches ménagères dans le foyer. S’ajoute également la peur du risque, due à l’éducation moins téméraire qui a été donnée aux filles qu’aux garçons. Les rôles féminins et masculins ont donc été déterminés très tôt dans l’enfance. En conséquence, les femmes sont plus disposées à se diriger vers des filières typiquement féminines comme les soins de santé ou la beauté, alors que les filières plus lucratives comme la technologie ou les finances sont perçues comme des carrières à connotations masculines.  

Des stéréotypes qui ont la vie dure

Un des freins les plus importants est celui de l’accès au financement. En 2021, seulement 1,1% des fonds liés à l’entrepreneuriat étaient attribués à des femmes. Un chiffre catastrophique, selon Loubna, qui insiste sur l’importance de sensibiliser, non seulement les femmes à passer la porte des fonds d’investissement, mais aussi les investisseur·euses à investir dans les projets de femmes. Une nécessité d’autant plus pertinente lorsqu’on sait que le retour sur investissement est plus important dans les projets qui comptent au moins une femme dans l’équipe. 

Loubna Azghoud

On remarque également la persévérance du stéréotype de l’homme d’entreprise. “Quand on parle de business, on parle du businessman, en costume-cravate. Pas de la businesswoman en robe, déplore Loubna. Ce sont des biais de ce que devrait être un homme d’entreprise qui vivent encore dans l’inconscient collectif.” Cela se traduit dans les médias : les role models du monde entrepreneurial sont principalement des hommes, à l’exception d’une poignée de femmes qui se partagent un espace médiatique très limité. 

Heureusement, les mentalités changent doucement. Et cela commence quand une entreprise en phase de financement vient présenter son projet aux investisseur·euses. “La présence d’une femme dans les porteur·euses de projets rassure, explique Loubna. On sait que le taux de réussite est plus élevé, car les femmes sont plus responsables financièrement, plus attentives.”

La montée de l’entrepreneuriat à impact

Si les femmes ont plus de difficulté que les hommes à entreprendre et si elles se sentent encore illégitimes pour investir, c’est en partie en raison des codes très masculins qui entourent ces secteurs. Par exemple, l’emploi d’un jargon financier et de vocabulaire de compétition. Des compétences nécessaires dès le pitch d’un projet, explique Loubna. “Il faut pouvoir donner envie aux investisseur·euses tout en allant droit au but. Ce sont des choses qui ne sont pas enseignées aux femmes.”

© DALL·E

De plus, lorsqu’on sait que la moitié des femmes qui entreprennent le font dans des secteurs sociaux, le jargon de compétition semble déplacé. Cela peut pourtant paraître paradoxal, car l’entrepreneuriat à impact semble être encore perçu comme trop risqué par les fonds d’investissements traditionnels. Pourtant, de plus en plus de recherches démontrent que les retours financiers des entreprises sociales sont souvent comparables à ceux des investissements conventionnels. C’est ce qu’explique Flore Beaumond, Impact Investing Associates chez Shaping Impact Group. L’entreprise basée au Benelux gère différents fonds d’investissement à impact, donc SI3 Funds. Celui-ci vient de clôturer avec succès le deuxième tour de financement et recherche de nouvelles entreprises sociales qui recherchent des fonds et qui correspondent à leur thématique d’inclusion et de diversité. 

Dans un monde qui change, les priorités suivent. On réfléchit à de nouveaux modèles économiques et les fonds d’investissement s’intéressent de plus en plus à l’impact. C’est une nouvelle génération d’investisseur·euses qui cherchent à investir autrement. Iels voient au-delà de la valeur économique et du profit et souhaitent participer à créer de la valeur sociale. C’est important, car les femmes y ont un rôle à jouer. 

Eva Ceh et Flore Beaumond – Shaping Impact Group

Dans les fonds que gère Shaping Impact Group, l’aspect social prend autant de place que le financier  : “nous croyons qu’une partie de la durabilité est aussi financière, donc les retours sur investissement que nos investisseur·euses reçoivent sont parfois juste symboliques”, ajoute Eva Ceh, qui travaille avec Flore. Les retours s’élèvent ainsi en général de 3 à 5%, mais le retour social sur investissement ou SROI est beaucoup plus important, avec un retour attendu de 200 à 300%. Cela veut dire que pour chaque euro investi, le but est de créer un retour social d’une valeur de deux à trois euros. 

Si les retours financiers sont relativement faibles, l’investissement à impact prend tout son sens lorsqu’il est comparé à la philanthropie. “Beaucoup de fonds viennent de familles ou de fonds privés. Leur alternative est d’investir dans la philanthropie ou des œuvres de charité. Ces options ne leur proposent pas de retour sur investissement. Avec l’inflation, iels risquent même de faire des pertes, explique Eva. En choisissant l’investissement à impact, on récupère notre argent et, même si on ne fait pas beaucoup de profit, cela veut dire qu’on peut réinvestir cet argent encore et encore.” Cette solution est donc financièrement et socialement durable car le plus d’argent l’investisseur·euse gagne, le plus iel peut réinvestir. L’impact sera donc beaucoup plus important qu’à travers une donation unique. 

Se lancer grâce à un incubateur d’entreprise

Ils se développent depuis quelques années en Belgique et ailleurs : les incubateurs d’entreprises se présentent sous différentes formes, avec un accompagnement plus ou moins long et intensif en fonction du programme. Lancé par BeCentral en 2021, we are founders est un programme d’accompagnement de porteur·euses de projets numériques particulièrement intense. Il se déroule le long d’une année académique, de septembre à juin, à raison de 38 heures par semaine. En 2021, c’était Loubna Azghoud qui menait le projet. 

Ilaria Giglio et Chloé Boels – Stream’Her © Juliette Maes

Ilaria Giglio et Chloé Boels ont participé à la première édition du programme pour donner un coup d’accélérateur à leur start-up Stream’Her, la communauté francophone d’entraide et de mise en avant des femmes dans le monde du streaming. Le streaming, ou la diffusion en direct de contenu vidéo, est un milieu encore dominé par les hommes en raison de son lien intime avec les jeux vidéo. Le contenu s’est pourtant largement diversifié au fil des années et l’on y trouve aujourd’hui des thèmes comme la cuisine, la musique ou encore l’art. 

À travers Stream’Her, les deux jeunes femmes, tout juste sorties des études, entendent servir de tremplin pour les jeunes créatrices, à travers des formations et des évènements. Elles ont également créé un serveur Discord sur lequel près d’un millier de streameuses s’entraident et s’inspirent au quotidien. 

Il faut que les femmes soient plus nombreuses à entreprendre, à créer
des sociétés de vente à forte croissance et qu’on les aide à avoir cette ambition en les finançant.

Claire Munck

L’investissement, pas seulement réservé aux hommes riches

Dans toute récolte de fonds, les investisseur·euses vont mettre au défi différents aspects de l’entreprise : solidité du projet, réalisation d’un prototype, traction sur le marché, chiffre d’affaires préexistant ou non… Tant de critères qui nécessitent que les investisseur·euses connaissent le domaine dans lequel iels vont placer leur argent. Ainsi iels pourront poser des questions pertinentes et seront plus aptes à s’assurer que le projet est viable. Il en est de même pour les porteur·euses de projet : c’est seulement en déterminant ce qu’iels recherchent en termes de financement ou d’accompagnement qu’iels pourront se diriger vers les bon·nes investisseur·euses. 

Pour Claire Munck, CEO de BeAngels, l’un des réseaux de Business Angels les plus actifs d’Europe, l’investissement féminin est une pièce à deux faces. “Il faut que les femmes soient plus nombreuses à entreprendre, à créer des sociétés de vente à forte croissance et qu’on les aide à avoir cette ambition en les finançant, assure-t-elle. Mais évidemment, elles auraient d’autant plus de succès si on avait plus de femmes investisseuses de notre côté qui prennent des décisions.”

Claire Munck – BeAngels © Juliette Maes

BeAngels met en contact des entreprises en recherche d’investissements de type privé, mais aussi d’accompagnement. Tous les mois, l’entreprise organise une séance de pitch ou les entrepreneur·euses peuvent venir présenter leur projet devant une audience de potentiel·les investisseur·euses. Claire considère que cette démarche est importante car l’activité d’investissement privé est intimidante, surtout pour les femmes qui ne possèdent pas ou peu de connaissances financières préalables. 

Shaping Impact Group entreprend une démarche similaire en mettant aussi l’accent sur l’inclusion et la diversité. Puisque l’entreprise est basée en Belgique et aux Pays-Bas, chacun se rend de sa propre initiative à différents évènements dans les deux pays. “Nous essayons de ne pas seulement nous concentrer sur les espaces dédiés à l’impact, pour ne pas viser que les personnes qui sont déjà investies ou concernées, explique Flore. Nous voulons toucher plus de réseaux de femmes, car nous sommes convaincues qu’il faut les encourager à l’entrepreneuriat et l’investissement social.” 

Lorsqu’il s’agit de commencer à investir, les idées reçues sont nombreuses et le caractère financier peut paraître effrayant. Nombreux·ses sont celleux qui pensent qu’il est nécessaire d’avoir fait carrière dans la finance, de posséder un patrimoine important, ou encore d’avoir quitté la vie professionnelle pour devenir Business Angel. Mais, selon Claire Munck, ces préjugés sont seulement les conséquences d’une mauvaise connaissance sur le sujet et participent à compliquer l’accès à ce milieu pour les femmes. 

Construire et entretenir un réseau solide

En réponse à une réelle demande de la part des femmes d’être accompagnées dans la démarche de devenir Business Angels, BeAngels propose ainsi des services pour aider les personnes qui souhaiteraient se lancer dans l’investissement. Au programme : formations et apprentissage en groupes et accompagnements par des coachs spécialisés dans le domaine. 

Mais aussi et peut-être, surtout : l’accès à un réseau d’investisseur·euses. “L’avantage d’un réseau, c’est que l’on se retrouve avec des personnes qui possèdent des compétences et expériences variées et complémentaires aux nôtres, explique la CEO de BeAngels. On peut ainsi s’entraider, déconstruire les idées reçues sur le profil d’un·e investisseur·euse et apprendre énormément.” 

Pour se lancer, Claire suggère de commencer avec des petits dossiers ou des entreprises jeunes, le temps de comprendre les tenants et aboutissants de l’investissement et d’investir des plus grosses sommes par la suite, lorsque l’on prend plus confiance en ses compétences. 

L’avantage d’un réseau, c’est que
l’on se retrouve avec des personnes
qui possèdent des compétences
et expériences variées
et complémentaires aux nôtres.

Claire Munck

Hors Norme est un réseau pour femmes entrepreneuses lancé par Clémence Braun il y a un peu plus de deux ans. Elle définit son réseau comme une organisation qui permet aux femmes de mener leurs projets à bien, de les accélérer, d’échanger avec d’autres femmes afin de créer de l’entraide ou des partenariats. Pour un forfait mensuel de quarante euros, les membres peuvent participer à trois types d’événements organisés chaque mois. 

Clémence Braun – Hors Norme

Les workshops consistent en des formations dans différents domaines comme les relations humaines, le marketing ou encore les matières juridiques. “Les femmes entrepreneuses sont souvent des solopreneur·euses ou en petite équipe. Il est donc important de savoir faire beaucoup de choses, remarque Clémence. Les tendances évoluent aussi, il y a toujours de nouvelles choses à apprendre. C’est pourquoi bénéficier d’une formation continue est crucial.” Cela permet aussi d’assister à des formations à prix réduits, car les formations similaires sont souvent onéreuses et les femmes en solo ne peuvent pas toujours se les permettre.

Les talks consistent en des conférences à vocation plus inspirante menées par des entrepreneur·euses invité·es à venir raconter leur parcours professionnel. Elles permettent la rencontre et facilitent l’échange, notamment autour d’un verre. Enfin, une fois par mois, des petits déjeuners sont organisés. Dans ce dernier volet, ce sont les membres qui s’entraident. Installées à des tables de quatre personnes, les entrepreneuses peuvent partager les difficultés qu’elles rencontrent et échanger autour de ces challenges, proposer des solutions. 

Nombreux des évènements organisés au sein du réseau sont axés autour du secteur financier et de l’investissement. Qu’il s’agisse de témoignages d’entrepreneur·euses qui ont levé des fonds ou d’investisseur·euses qui ont travaillé en fonds propres, parler d’argent et d’investissement au sein du réseau encourage les femmes à se diriger vers ce genre d’opportunités.

Composé de seulement 140 membres, le réseau Hors Norme est volontairement de petite taille car Clémence est persuadée que c’est en petit comité que l’on se rencontre réellement. Autre spécificité : toutes les membres de Hors Norme sont réellement entrepreneuses, ce qui n’est pas le cas d’autres organisations. Pour Clémence, axer le réseau sur l’entrepreneuriat uniquement permet de faciliter le partage entre des personnes aux profils similaires qui peuvent ainsi se tirer vers le haut. “Évidemment, ces femmes partagent des différences au sein de leur projet, mais elles sont toutes entrepreneuses”, clarifie-t-elle. 

Si Clémence est à la tête d’un réseau de femmes, elle est pourtant convaincue de la plus-value de prendre part à un réseau mixte en parallèle les deux sont complémentaires. “Mais les femmes ont besoin de se sentir moins seules dans l’entrepreneuriat, d’associer leur vie privée à leur vie professionnelle, ajoute-t-elle. Ces choses se retrouvent beaucoup dans un réseau féminin et peut-être moins dans un réseau mixte.” 

Aujourd’hui, il est encore difficile pour une femme d’entreprendre et d’investir en Belgique. Le pays – et le monde – font face à des crises sans précédent. Clémence reste cependant  persuadée que de meilleures périodes sont à venir et qu’il faut persévérer. Les femmes sont souvent seules dans leurs projets et leurs entreprises restent plus petites, mais elles sont portées par une réelle volonté de prendre la place qui leur est due : l’entrepreneuriat féminin se trouve à un tournant sans préalable dans la société.

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