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KIKK 2024 : la vérité, rien que la vérité

Auteurice de l’article :

Marie-Flore Pirmez

Véritable vorace de podcasts et de documentaires, Marie-Flore croit fermement en un renouveau du journalisme écrit grâce aux multiples opportunités du web et des magazines longs formats. Lorsqu'elle enlève sa casquette de journaliste, vous risquez de la croiser en train de randonner ou dans un studio de yoga.

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À l’ère du numérique et du développement de l’intelligence artificielle (IA) générative, le KIKK Festival avait cette année pour ambition de démêler le vrai du faux. Du 24 au 27 octobre derniers, quatre jours sans dogmatisme où créatif·ves, professionnel·les du numérique et simples technophiles se sont rencontré·es. Une envie commune : partager une forme de vérité basée sur l’expérientiel et la fiabilité de nos perceptions sensorielles.

Jeudi 24 octobre. Namur. Place d’Armes. Un bon mois après avoir célébré au rythme effréné des Fêtes de Wallonie, péquets et truculences ont fait place à la treizième édition du KIKK. Le Festival international des cultures numériques et créatives qui a investi la capitale wallonne.

Au KIKK, on vient apprendre, s’inspirer, débattre, co-construire, networker, célébrer aussi. Et en quelques chiffres, ça donne ceci : 3.000 professionnel·les (dont près de 50 % d’internationaux·ales), 53 nationalités représentées, 47 conférences, 9 ateliers et masterclasses, 100 projets entrepreneuriaux présents sur le KIKK Market, et 10 événements de networking.

Côté grand public, 28.000 visiteureuses ont déambulé dans les rues de la cité mosane sous un ciel radieux. Aficionados ou néophytes ont apprécié les 70 installations artistiques réparties dans 12 lieux emblématiques de la ville. Seul·e, entre ami·es mais surtout en famille. Car les kids n’ont pas été oubliés. La programmation faisait également la part belle à des ateliers pensés à hauteur d’enfant.

Au menu conférentiel, des sujets d’actualité tels que le codage créatif, la datavisualisation, l’IA, l’image de marque et la stratégie, la réalité virtuelle (VR) et la réalité augmentée (AR), le bioart, le design, la recherche et bien d’autres encore. Pour la première fois, l’événement proposait aussi de clôturer la journée du vendredi par une nocturne. L’occasion de visiter le parcours d’art jusqu’à 22 heures et de débuter le week-end par un DJ set à La Nef. Ancienne église aujourd’hui transformée en espace culturel et théâtre. Véritable joyau de la récente coolitude namuroise. Car si l’organisation affiche des taux de visite stables, son appétit d’élargir son audience à des publics moins convaincus reste de mise.

Anatomie d’un KIKK festival

9h40 tapante. Le théâtre de Namur ouvre les festivités. « Maîtriser l’art de la pensée prospective ». Titre du talk donné par la lettonne Liva Grinberga, directrice du design au sein de Media.Monks, qui est tout sauf monacal. La première conférence de ce cru 2024 a donné le ton : « Dans le monde d’aujourd’hui, il est facile de se sentir stressé et submergé par l’information et les changements constants. Nous avons tendance à nous accrocher à ce que nous connaissons, mais cela peut nous freiner et limiter notre créativité. Et si nous changions notre manière de voir les choses ? », propose Liva Grinberga.

Loin des discours naïfs de saut vers l’inconnu et de simili développement personnel, les conférencier·ères esquissent de nouvelles voies créatives pour apprendre à embrasser le changement, en particulier avec l’IA, au lieu de craindre absolument ces révolutions technologiques en cours. Iels s’enchaînent sur scène. Sur les scènes. Du théâtre de Namur à la Bourse, en passant par le Delta. Grégory Chatonsky, Bruno Ribeiro, Christina Tarquini, Vallée Duhamel, Dr Formalyst… Bien qu’iels embrassent des registres variés, leurs voies résonnent sur la thématique fil rouge que s’est donné le KIKK.

Quelques semaines avant le début du KIKK, Marie Du Chastel, curatrice du festival, nous confiait que cette année a été, peut-être plus que les autres, témoin de la malléabilité de notre compréhension de la vérité. « On a aussi assisté à l’essor de l’IA multimodale, lançait-t-elle lors de notre vidéoconférence. Des outils comme GPT-4V d’OpenAI et Google Gemini permettent de traiter des images et des vidéos de manière intégrée. Nous vivons désormais dans des mondes virtuels qui se font les miroirs souvent déformés de nos réalités. »À l’ère des deepfakes et de l’IA générative, notre perception est mise à mal. Cette société post-vérité dans laquelle nous vivons estompe progressivement la frontière entre réalité et illusion. Pour désembrumer nos discernements, l’artiste, auteur et designer britannique Brendan Dawes propose quant à lui d’investiguer la collaboration. Lui qui n’a jamais été un grand fan du travail collectif. L’espace dont il dispose à lui seul pour créer lui a toujours semblé le plus approprié. Pourtant, au fil des années, il prend conscience que l’ordinateur a toujours été un collaborateur anonyme et qu’il est parvenu à apprécier l’idée de la collaboration, mais surtout les opportunités – et les défis – qu’elle permet.

© Bryan Nicola Maxwell

Les noms s’enchaînent encore. Quelques compromis à faire entre cette conférence ou plutôt celle-là. Et une autre tentative de vérité se dégage. Historique celle-ci. Tout droit arrivés de la Big Apple, le duo Peter Aigner – directeur du Gotham Center for New York History – et Alex Wright – un académique aux multiples casquettes, mais nous le présenterons comme UX expert – sont encore jetlagués. Dans un panel en partenariat avec l’Université de Namur, Wallonie-Bruxelles International (WBI) et wake! by Digital Wallonia, les deux experts réfléchissent au pouvoir des récits pluriels et historiques lorsqu’ils sont mis au service du bien commun.

Des histoires pour distinguer le vrai du faux

« Nous envisageons toujours l’avenir de l’IA, mais qu’en est-il du présent et du passé de l’IA ? », interroge Alex Wright. Le New-Yorkais s’arrête un instant sur un des précurseurs de la database, imaginé par le bibliographe allemand Vincent Placcius. À la fin du 17ème siècle, Placcius développe un système physique de prise de notes appelé « scrinium literatum » (cabinet littéraire). Cette grande armoire en bois contient des milliers de fiches en papier suspendues. Sur chacune d’elle, une information ou une idée. Les fiches peuvent être facilement réorganisées et indexées, ce qui permet une gestion efficace des connaissances.

Celles et ceux qui travaillent ou sont exposé·es à l’IA ont souvent tendance à chercher la prochaine innovation plutôt qu’à penser à ce qui s’est passé avant l’arrivée de ces technologies, à leur histoire. Pourtant, c’est le seul moyen de comprendre la vérité, c’est-à-dire ce qui se passe aujourd’hui.

Alex Wright, UX expert

Si nous ne stockons (presque) plus nos données sur papier aujourd’hui et que le momentum numérique que nous vivons offre des possibilités infinies, l’IA combinée à d’autres technologies disruptives – VR, metaverses et leurs copaines – permettent aussi de donner la parole aux acteurices de l’Histoire et ainsi, de produire des récits historiques plus inclusifs. Avatars historiques, environnements immersifs, jeux vidéo, applications… « Celles et ceux qui travaillent ou sont exposé·es à l’IA ont souvent tendance à chercher la prochaine innovation plutôt qu’à penser à ce qui s’est passé avant l’arrivée de ces technologies, à leur histoire, poursuit Alex Wright. Pourtant, c’est le seul moyen de comprendre la vérité, c’est-à-dire ce qui se passe aujourd’hui. »

Raconter des histoires, c’est aussi ce que s’attache à faire Andreas Refsgaard. Le Danois confie être encore fiévreux d’une grippe qui le poursuit depuis Copenhague. Ce n’est pas la première fois qu’il monte sur scène durant le KIKK et le public (namurois et d’ailleurs) semble ravi de le (re)découvrir. Car bien que fébrile, l’artiste et codeur créatif sait générer de l’interaction. Son travail explore les potentiels créatifs des technologies numériques émergentes comme l’IA. Dans sa pratique artistique, il adopte une approche humoristique des outils numériques et de leurs applications, parfois pour les retourner contre elles-mêmes ou bien pour nous faire réfléchir à leurs usages.

D’emblée, il fait participer l’audience en testant son dernier joujou : une application qui permet de scanner le contenu d’études académiques afin d’en extraire une bande-dessinée aux traits simplistes en quatre cases. Au hasard, il prend un exemple : un rapport américain sur les symptômes de la fièvre. L’assemblée se bidonne à la lecture de la BD créée par ce modèle de langage. Autre test, celui de Better Poems About Things. Un autre de ses projets d’art numérique qui s’appuie sur les fondements de son prédécesseur, Poems About Things. Cette IA écrit de la prose satirique sur base des images avec lesquelles on la nourrit. Ni une ni deux, il prend la foule du Delta en photo avec son ordinateur, lance l’appli, et un poème aux airs de philosophie de comptoir s’affiche sur le grand écran. Éclats de rire et applaudissements inondent la salle. « Mais qui applaudissez-vous donc, demande-t-il d’un air naïf. Les innocent·es qui n’ont jamais accepté que leurs datas soient utilisées ? Chat GPT qui génère ces poèmes ? Ou bien moi ? » La véracité reste une question de perspectives.


Namur, cette Creative City

Nous devons l’avouer : lorsque kingkong a été invité à modérer un panel du KIKK sur les « Creative Cities », nous n’avions aucune idée de ce que cette expression recouvre. Assis·es en demi-cercle, huit représentant·es de villes européennes. Huit « Creative Cities ». Entre autres, Caen (France), Tbilisi (Géorgie), Viborg (Danemark) ou encore Karlsruhe (Allemagne). Ce réseau de villes initié par l’Unesco en 2004 promeut la coopération avec et entre les villes ayant identifié la créativité comme un facteur stratégique de développement urbain durable. 350 villes à travers le globe forment actuellement ce tissu et travaillent ensemble vers un but commun : placer la créativité et les industries culturelles au cœur du développement local et encourager la coopération entre ces villes au niveau international. Le travail mené notamment par le KIKK a d’ailleurs permis à Namur de faire partie de ce réseau créatif depuis 2021. Un titre qui a certainement donné un coup de pouce à la capitale wallonne pour parvenir à la finale d’un autre titre, celui qui la sacrera peut-être de Capitale Européenne de la Culture en 2030. Fingers crossed.

© KIKK asbl

L’Afrique à l’honneur

Au-delà du projet AfriKIKK lancé par le KIKK en 2019, un éventail important d’artistes et d’expert·es issu·es du continent africain et de sa diaspora étaient réuni·es lors de cette édition 2024 pour aborder des perspectives africaines à l’ère du numérique. Le continent est un véritable vecteur d’imagination culturelle, de traditions sociales et orales et de patrimoine immatériel. Sans oublier de mentionner la DJ bruxelloise Rokia Bamba qui a enflammé La Nef lors de la soirée d’ouverture 100 % africaine, le Sud-Africain Vulane Mthembu proposait quant à lui une conférence intitulée « La Machine Parle ». En rappelant que l’Afrique n’est pas un pays monobloc, l’artiste-composeur-technophile explique : « L’IA peut soit réduire soit renforcer la stratification sociale si les données sont biaisées et inexactes. Malgré le fait que l’Afrique soit à l’avant-garde de cette révolution en termes d’innovation dans ce domaine, les biais cognitifs imprégnés par les créateurices et les grandes entreprises technologiques influencent encore énormément les modèles de langage. »

© Antonin Weber

Lors d’un autre panel explorant l’art et la créativité des nouveaux médias en Afrique, des invitées abondent dans le même sens. C’est la docteure Tegan Bristow, chercheuse et commissaire d’exposition spécialisée dans l’art, la culture et la technologie en Afrique, qui prend d’abord la parole : « Les œuvres numériques africaines ne doivent pas être perçues comme des formes d’art à part. Mais il est certain que pour un·e artiste, la réalité est toute autre si l’on vient d’Occident ou d’Afrique. Cela va de l’accès à des outils et des espaces, jusqu’à l’audience. À qui s’adresse notre pratique artistique ? »

C’est un des constats que l’experte tire de son travail pour l’un des plus grands évènements d’innovation et d’art numérique du continent africain, le Fak’ugesi African Digital Innovation Festival. Et l’artiste libano-sénégalaise Linda Dounia Rebeiz d’ajouter : « Je ne me sens pas représentée par la technologie. Ni par celleux qui la font, ni par ce qu’elle produit, et c’est ce qui m’a amenée à vous parler ici, aujourd’hui. »

Son travail s’attache à médiatiser ses souvenirs – elle se base énormément sur son enfance – en tant que réalités alternatives et preuves de l’exclusion de certaines façons d’être et de faire. Par un prisme antiraciste, mais aussi anticapitaliste, anti-technocratique et pro-environnement. Telle une militante des algorithmes, elle questionne : « On tape très souvent ‘Imagine’ sur Midjourney ou sur ChatGPT, mais qu’en serait-il si nous demandions plutôt à ces IA de se ‘souvenir’ ? Qu’est-ce que la technologie efface à cause de l’agencement biaisé des algorithmes et dont nous devons nous souvenir pour qu’une majorité des gens se sentent représentés ? »

Le mot de la fin ? Bingo !

Après quatre jours de prospection, la question reste ouverte : comment distinguer le vrai du faux à l’ère du numérique et du développement de l’IA générative ? Mais sans aucun doute, le KIKK Festival 2024 nous a permis d’extraire des fils de vérité et d’aiguiser nos couteaux de véracité. Un orateur a traversé la Manche pour proposer une énième version de vérité quant à son parcours des plus intrigants, mais inspirants.Ex-illustrateur commercial, Mr Bingo est certainement l’une des têtes d’affiche de cette édition. Devant un théâtre de Namur plein à craquer, il conclut avec la dernière des conférences intitulée « Comment je suis arrivé ici et ce que j’ai appris ». Aucune fake news. Le talk du londonien est divisé en deux chapitres. D’abord, comment il est arrivé ici, et ensuite, ce qu’il a appris.

Dans l’audience, ça pouffe, ça rit, ça s’émeut. Sur scène, l’énergumène poursuit sans s’arrêter, sauf pour une « courte pause de 15 secondes » afin de se réhydrater d’une gorgée d’eau sur une musique d’ascenseur. Bourré d’humour à l’anglaise, dans ses chaussettes rouges, son short saumon et sa chemise hawaïenne ouverte. Mr Bingo est passé partout : The New Yorker, The Guardian, TIME, CH4, The New York Times. L’archive numérique de ces milliers d’illustrations n’existe pas car, un jour, pris d’ennui à bord de son camping-car, il a supprimé son portfolio en ligne.

En 2015, Mr Bingo lance un kickstarter pour financer un livre sur son projet « Hate Mail ». La campagne comportait une vidéo de rap et une sélection variée de récompenses loufoques : se faire troller, se faire insulter le jour de Noël, se mettre minable dans un train… C’est à cette époque qu’il a décidé de ne plus jamais travailler pour des client·es et de devenir une sorte d’artiste freelance, ce qu’il fait depuis lors. « Si j’ai bien appris une chose, c’est que les gens sont prêts à se faire mal pour acheter de l’art. Mon processus artistique ? Je pense à une idée stupide. J’en parle à internet. Internet me répond positivement. L’idée stupide devient de l’art. » Bingo ! C’est peut-être ça, en fait. La vérité, quand elle est artistique, peut se créer. Elle doit même. « Et surtout, termine-t-il, ‘don’t forget to have fun’. »

© Bryan Nicola Maxwell

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