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Portrait 6 minutes de lecture

Les amours pas si artificiels de Grégory Chatonsky

Auteurice de l’article :

Mikael Zikos

Belge, australien et grec, ce citoyen sans frontières se passionne pour tous les lifestyles, qu’importe les étiquettes. Consultant, rédacteur et journaliste indépendant, il officie pour des marques et médias spécialisés design, art et architecture et accompagne les créateur·ices dans le monde pour les films qu’il réalise en équipe.

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De sa vocation, le franco-canadien Grégory Chatonsky a établi une carrière internationale. Aujourd’hui, ses œuvres-outils et installations transcendent les nouvelles technologies et donnent le la aux IA.

“Je n’ai jamais eu d’autres désirs que de faire de l’art.” Depuis son enfance, Grégory Chatonsky (né en 1971 à Paris) se définit comme un artiste. À dix ans, la pratique surréaliste de Max Ernst accroche son œil. Cinq années plus tard, il embrasse dessin et peinture. Le Louvre puis le Centre Pompidou sont ses destinations de prédilection. C’est dans ce dernier qu’il a une révélation. Il y fait, alors adolescent, la découverte des “Immatériaux” et des premières œuvres multi-média des années 1980. “J’ai vu de l’art avec des ordinateurs et je me suis tout de suite dit que je voulais faire ça. Mais à cette époque, peu de formations existaient à ce propos.”

À l’âge adulte, l’artiste précoce opte donc pour des études en philosophie et en arts plastiques. Il entre ensuite aux Beaux-Arts de Paris. Ce n’est qu’après sa consécration à l’étranger durant les années 2010 et son retour en France qu’il devient chercheur à la prestigieuse École nationale supérieure de la rue d’Ulm et oriente ses recherches sur l’imagination des intelligences artificielles et les esthétiques postdigitales. “Aujourd’hui, ma légitimité provient de mon parcours d’artiste.” 

Précurseur, c’est le mot. Grégory Chatonsky a en effet cofondé l’un des premiers collectifs de net art, qui croise l’art aux technologies informatiques naissantes durant le milieu des nineties. “En 1994, personne n’avait Internet chez soi,  retrace-t-il. Il y avait peut-être deux accès publics en France. En une heure ou presque, vous pouviez avoir quasiment lu tous les sites qui existaient, même si les pages se chargaient très lentement… Une image en noir et blanc mettait près de quatre minutes à s’afficher.”

“La technologie ne fonctionne pas comme prévu ? Elle peut être de l’art.”

“J’aurais très bien pu faire du cinéma il y a 100 ans, comme de l’art vidéo il y a 50 ans. Mais j’ai choisi de faire du Web mon médium artistique, car il allait devenir celui de notre époque.” Porté par son intuition, et autant séduit par les possibles que les impossibles de cette nouvelle technologie, Grégory Chatonsky explore alors l’envers du net, comme les protocoles de communication http, les véhicules sécurisés des données mises en ligne.

À ce moment, Incident.net, le groupe d’artistes au sein duquel il s’active, met pleinement les pieds dans ce monde virtuel, considéré des communs des mortel·les comme véritablement parallèle. Le collectif produit des fictions variables. Des histoires online qui s’étirent sans fin dans des espaces dans lesquels naviguer en temps réel et qui comprennent les premiers exemples de réalité virtuelle (VRML ou Virtual Reality Markup Language). “Tandis que certain·es ne pensaient qu’au Minitel [le terminal informatique de vidéotext français, ndr], nous étions persuadés qu’Internet allait révolutionner la société. On nous regardait comme des extraterrestres.”

© Grégory Chatonsky et Incident.net

En 2000, leur première commande artistique publique, pour la Régie autonome des transports parisiens (RATP), va leur permettre de mettre au point un site interactif (Sous Terre) qui image le réseau de transport et évoque par la même occasion les dédales d’Internet – un labyrinthe imperceptible dans son entièreté. “On avait la conviction que ce réseau informatique mondial et ses possibilités infinies allaient dépasser la capacité humaine de perception.”

Faire d’Internet une matière

Le basculement historique que matérialise l’année 2001, marquée par l’effondrement des tours américaines du World Trade Center et de sa symbolique économique et financière, sonne le glas d’un monde qui s’ouvre en même temps à la révolution numérique. “C’est à partir de là que l’image même de la destruction, qui nous fascinait sur nos télévisions, m’a intéressé au point de vouloir sortir Internet dans le réel”, poursuit Grégory Chatonsky.

Quelques années plus tard, le Français s’installe au Canada, sur l’invitation qui lui est lancée par l’Université du Québec à Montréal (UQAM) à y enseigner. Une terre où “les arts dits médiatiques évoluent dans le champ de l’art contemporain, contrairement à la situation en France”, observe-t-il. 

Après avoir acquis la nationalité canadienne suite à cette expérience de dix années, l’artiste séjourne en Asie où il produit des installations. Il les expose en Chine ou encore à Taïwan, “au plus près des nouvelles technologies qui se font”. Fort de moyens de production élevés et d’audiences extra-larges, son art va se confronter à la culture de ces contrées où tout semble réalisable. Là bas, plus d’un million de visiteur·euses est chose commune pour l’ouverture d’un nouveau musée et il est de tradition de reconstruire des sites historiques détruits pour les générations futures.

Création de “fossiles contemporains” (“Telofossil” au Musée d’Art Contemporain de Taipei en 2013), “ruines du futur”, selon ses termes, qui attestent de la surproduction industrielle dans laquelle nous nous engloutissons… Avec ces concepts, Grégory Chatonsky imagine et malmène intentionnellement ce qui restera, possiblement, de l’espèce humaine. “Désormais, tout ce qu’on fabrique n’est pas nécessaire. Il semble que nous ne créons que dans le but qu’il subsiste des traces de nous après l’extinction de notre espèce”.

© Grégory Chatonsky

“J’ai toujours eu un rapport bizarre à la technologie, que je considère d’un point de vue matériel et corrupteur, explique-t-il. Pour moi, la technique et le terrestre sont liés de facto. Derrière les informations que nous consommons et nous partageons via nos écrans résident des composants électroniques et des cartes graphiques parfois fabriqués par des enfants ou dans des conditions déplorables…”

C’est ainsi que le digital, la mue du numérique de nos jours, réapparaît au premier plan de l’œuvre de Grégory Chatonsky : pour contrer la fabrication à tout va de ces artefacts, qui seront bientôt ceux du passé, et pour nous accoutumer à un avenir où l’artiste se technicise et la technique s’humanise, pour le meilleur ou pour le pire…

“Aujourd’hui, deux modèles dans le discours dominant s’affrontent, soutient l’artiste. Il y a d’un côté le modèle Terminator : les humains craignent d’être remplacés par les machines et les artistes se désintègrent face aux intelligences artificielles. De l’autre, un transhumanisme annonce le fait que l’on deviendra des sortes de dieux·éesses bipolaires grâce à l’IA, qui nous permettra d’étendre pleinement nos capacités et de céder à tous nos désirs.” Grégory Chatonsky, qui n’essaye pourtant pas de développer un point de vue critique, préfère coopérer avec les nouvelles technologies. Plus intéressé par le rapport à l’altérité, il ne fait pas la différence entre l’humain et la machine quand il s’agit de créer.

Et une image apparaît

Depuis sa rencontre avec le designer industriel Goliath Dyèvre, lors de sa résidence au centre de création artistique de la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon, Grégory Chatonsky développe un étrange support en béton (un matériau à la fois décrié pour son caractère anti-écologique, mais durable, puisqu’il peut être recyclé). Celui-ci devient le réceptacle d’objets imaginaires à activer grâce à la réalité augmentée. 

Ce projet commun à ces deux lauréats du Prix pour la sculpture de l’assureur français MAIF est intitulé Internes et vient de faire le voyage à la Biennale internationale d’art de Melle, dans le Sud-Ouest de la France. Il comporte pour la première fois une impression 3D en béton creusé. Une surface qui peut être complétée par une image numérique en augmentation virtuelle générée par l’intervention du regardeur, par l’intermédiaire de son smartphone ou de sa tablette.

Selon ses créateurs, cette science-fiction, utopie, ambition, à mi-chemin entre l’art et le design, permettrait à terme de systématiquement matérialiser un objet sans que celui-ci n’ait à exister physiquement. Inspirés par l’industrie et ses techniques de construction, ils se proposent ainsi de contourner l’épuisement des ressources naturelles par l’Homme avec cet usage inédit des technologies de l’impression 3D et de la réalité augmentée. 

“L’art n’est pas qu’une fantaisie… souligne Grégory Chatonsky. Pour moi, la conception classique du matériau inerte, qui remonte à l’ère du philosophe grec antique Aristote, doit être révolue afin que l’on puisse arrêter de surproduire.”

Je commençais ensuite une phrase,
l’IA complétait, et ainsi de suite.
C’était hallucinant.

Également baptisé Internes, son roman écrit en collaboration avec une intelligence artificielle est le reflet de l’alternance saine que Grégory Chatonsky opère entre la méfiance et la bienveillance qu’il cultive face aux machines. “J’ai d’abord proposé à une IA des textes que j’aimais, ceux des écrivains Fernando Pessoa et Samuel Beckett”, raconte-t-il à propos de ce livre. “Je commençais ensuite une phrase, l’IA complétait, et ainsi de suite. C’était hallucinant”.

Avant cette expérience, le créateur français avait même monté un groupe de rock fictif (Capture). Son dernier salut vient de sa réalisation d’autoportraits (His Story), entièrement générés par une IA. Dans ceux-ci, Grégory Chatonsky joue à cache-cache avec les clichés de l’artiste d’atelier. De vrais-faux portraits qui révèlent davantage son univers, tout sauf déconnecté de la réalité.

His story © Grégory Chatonsky
His story © Grégory Chatonsky
His story © Grégory Chatonsky
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