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Écologie vs. Numérique : trouver l’équilibre parmi les injonctions paradoxales

Auteurice de l’article :

Adrien Cornelissen

Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l'innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création.

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IMPACT à Liège réunissait du 1er au 4 novembre près de 250 professionnel·les internationaux·les à l’occasion du Forum Impact. Des journées ponctuées par des pitchs, des performances et des tables rondes. L’une d’elle – intitulée “Écologie et numérique, lost in transition ?” et organisée par l’Ambassade de France en Belgique* – a permis à 4 acteurices européen·nes et asiatiques du spectacle vivant d’échanger sur les enjeux de transitions écologique et numérique dans la culture. Souvent convergents, les regards des invité·es montrent combien le débat des “transitions” doit être porté à l’échelle collective.

Cet article est une republication. Celui d’origine est publié sur HACNUMedia (le média qui explore les liens entre technologies et création), partenaire de kingkong.

L’impératif de la transition numérique…

“Les dernières données du Ministère de la Culture en France indiquent que 15% de la population française a des pratiques culturelles uniquement numériques (ndlr Enquête pratiques culturelles, DEPS, 2018), introduit Anne Le Gall, déléguée générale du TMNlab / Laboratoire Théâtres & Médiations Numériques. On parle de consommation de contenus en ligne mais aussi de pratiques créatives, de jeux en réseau. Ça veut dire que quand on porte une mission de diversification des publics d’un projet culturel, on doit se poser une question centrale : comment aller à la rencontre de ces publics qui seront encore nombreux dans les prochaines années.” Un rappel qui évite de tomber dans une condamnation hâtive des technologies. Alors qu’aujourd’hui la découvrabilité des contenus culturels est liée aux mécaniques algorithmiques et aux bulles de filtre, les professionnel·les doivent connaître les enjeux numériques et l’impact réel des outils pour opérer les choix les plus éclairés possibles. “Il s’agit de se mettre du côté des usages, à la fois des artistes et à la fois des publics – aussi pour en apprécier la diversité des usages, la créativité, les formes de cultures numériques”, ajoute Anne Le Gall. Un constat partagé par Kyu Choi, directeur artistique du Seoul Performing Arts Festival (SPAF) : “La pandémie a marqué un tournant majeur dans l’usage des technologies et les a transformées en profondeur. La transition numérique a impacté notre quotidien, de sorte que les publics et les artistes contemporain·es n’ont pas pu y résister.” 

… et celui de la transition écologique 

Pour autant, Sasapin Siriwanij, directrice artistique du Bangkok International Performing Arts Meeting (BIPAM), se refuse à tout fanatisme. “La première question qui doit être posée, c’est le contexte et l’utilité du numérique. Une création a-t-elle nécessairement besoin de technologies numériques ? Si le numérique n’apporte pas d’éclairage particulier, il devient accessoire.” Accessoire est un euphémisme dans un monde où l’on comptabilise, à titre d’exemple, près de 3,5 milliards de smartphones, 1,1 milliard de box dsl (ou fibre) ou 10 millions d’antennes relais 2G à 5G (source GreenIt). Pire encore, environ 3,8% des GES mondiaux (source GreenIt, 2019) sont dus au numérique quand les projections pour 2040 situent ce chiffre aux alentours de 10%. Un pourcentage impossible à réellement évaluer, à l’heure où le numérique – GenAI en tête de proue – connaît une croissance exponentielle. Une transition écologique éclairée devient encore plus complexe pour les acteurices de la culture lorsqu’on analyse le sujet au-delà des indicateurs GES. “On parle beaucoup des GES, mais il y a d’autres impacts à évaluer. Par exemple, la consommation d’eau et d’électricité, pour la fabrication comme pour soutenir les usages, l’extraction de terres rares, l’impact sur la biodiversité… Le plancher social aussi, l’impact sur le travail – de la GIG economy aux travailleurs du clic –  et les fractures numériques”, ajoute Anne Le Gall. Une remarque qui fait directement écho aux 9 limites planétaires élargissant définitivement le débat. Jérôme Villeneuve, directeur du Théâtre Hexagone Scène Nationale de Meylan, résume ainsi le dilemme des structures culturelles et des artistes : “Que ce soit sur les GES avec des trajectoires dictées par des accords de Paris ou bien sur l’épuisement des ressources abiotiques, les scénarios ne sont pas soutenables. Pour nous, acteurices de la culture, il n’y a pas de solutions évidentes.”

SPAF NM Lab – Opera for Death – Monica Lim

Expérimenter, partager et décentrer son regard 

Cela n’empêche pas les festivals d’expérimenter de nouvelles pratiques. Côté BIPAM, “nous avons mis en place un projet intitulé Climate Dramaturgy Lab. C’est une initiative pionnière visant à échanger autour des pratiques écoresponsables au sein de la communauté théâtrale thaïlandaise et britannique”, témoigne Sasapin Siriwanij. Concrètement, pendant cinq jours, l’atelier réunit un groupe de professionnel·les du théâtre, dont des scénaristes, des costumier·es, des interprètes, des metteur·euses en scène, des producteurices, des professeur·res universitaires et d’autres amateurices de théâtre autour de thématiques environnementales. Premier exemple de la nécessité de travailler la question des transitions écologique et numérique à l’échelle d’une filière et lors de l’ensemble des étapes d’une création. Côté SPAF, l’équipe travaille sur le projet Next Mobility, un programme autour des déplacements considérés comme l’un des premiers postes d’un bilan carbone d’une œuvre (cf CEPIR). “Next Mobility explore à quoi ressembleraient les échanges et la mobilité des arts du spectacle à l’ère de la pandémie/post-pandémie. Il interroge certaines tendances telles que la numérisation, les échanges hybrides et la mobilité verte qui ont influencé la création et la distribution des spectacles, présente Kyu Choi qui ajoute : que voulons-nous dire aux gens à travers la mobilité internationale ? Qu’est-ce qui a besoin de mobilité et pourquoi ?” 

Une question loin d’être rhétorique tant les déplacements répondent à des objectifs et des contextes différents. “L’Europe et l’Asie ont des contextes différents. Par exemple, en Asie, l’offre de transport par train est quasiment inexistante, et les déplacements sont parfois l’un des seuls leviers pour faire vivre la culture. Les déplacements font écho à des objectifs d’ouverture, voire de démocratie, pour des acteurices isolé·es sur une scène nationale ou internationale”, rappelle avec justesse Sasapin Siriwanij. Là encore, la coopération transfrontalière et une feuille de route à l’échelle internationale apparaissent comme prioritaires. 

BIPAM

Façonner de nouveaux imaginaires

Une nécessité d’autant plus évidente que les transitions écologique et numérique ne passent pas uniquement par des pratiques professionnelles renouvelées mais également par les points de vue qu’offrent les artistes sur notre société ou par les expériences sensibles que nous, citoyen·nes, faisons à travers leurs œuvres. “De nombreux artistes numériques sont critiques à propos des usages des outils numériques. On est loin des idéologies des plateformes mainstream… Les artistes soulèvent des questions d’impact écologique, d’inclusion, de droit, de souveraineté, d’identité. Le numérique est souvent outil, objet et sujet. C’est indispensable d’avoir ces réflexions pour envisager d’autres futurs”, commente Anne Le Gall. Les travaux des artistes invitent également à questionner l’anthropocène et notre rapport au vivant. La notion d’écosophie, théorie selon laquelle l’homme ne se situe pas au sommet de la hiérarchie des êtres vivants, est réellement explorée à travers de nombreuses créations artistiques. 

Le constat pour Jérôme Villeneuve comporte une légère nuance “si la culture a un pouvoir de transformation, elle ne doit pas échapper à une transition écologique profonde. Et dans cette perspective le numérique n’est pas le seul vecteur pour penser le monde d’après. C’est évident mais trop souvent oublié.” A l’Hexagone, la culture rencontre ainsi divers domaines des sciences – de l’environnement, de la sociologie – précisément pour faire un pas de côté d’un numérique trop souvent invoqué. 

© Alexandre Fytrakis – Studio Rosa

Structurer un écosystème numérique écoresponsable

Alors quelles marges de manœuvre y-a-t-il pour des professionnel·les de la culture qui peinent à trouver le point d’équilibre entre transition écologique et numérique ? D’abord définir son positionnement à l’échelle individuelle : “Il faut trouver son propre alignement, faire ses arbitrages, soit même et au sein de ses collectifs de travail”, résume Anne Le Gall. Puis pour ne pas être paralysé·e par toutes ces injonctions paradoxales, l’élan collectif, à l’échelle de secteur d’activités paraît être une solution adéquate. Ici les leviers sont nombreux : d’abord maintenir les espaces d’échanges, d’interactions entre réseaux et professionnel·les, à l’image de la mission que s’est donnée le Forum Impact. Ensuite, se faire entendre auprès des décideur·euses politiques pour réévaluer les référentiels existants. Cela vaut aussi bien pour l’écoconditionnalité que pour des indicateurs d’impacts intrinsèques à la culture : “Les marqueurs des projets artistiques, les cahiers des charges, reposent sur des logiques de rentabilité, d’augmentation, de croissance. Les références doivent être réévaluées. À l’échelle d’un secteur c’est aussi la question d’un changement de régime qui pourrait être posée” analyse Jérôme Villeneuve. 

La structuration des filières des équipements numériques est également un axe majeur : en d’autres mots, pousser la durée de vie des produits, inciter au réemploi notamment avec la mutualisation d’équipements, organiser les filières de recyclage (une approche “reduce / reuse / recycle” déjà présente dans le domaine de l’économie sociale et solidaire). Enfin, la question de la formation est évidemment un enjeu collectif de premier plan. Le TMNlab a justement édité, en consortium avec HACNUM (Réseau national des arts hybrides et des cultures numériques) un diagnostic sur cette question. “Le diagnostic Compétences et Métiers d’avenir nous sert à comprendre les transformations numériques dans la culture. C’est ce qui permet d’identifier les enjeux d’évolution des métiers. L’objectif est de définir des axes de formation et de discerner des pratiques de transformation pour accompagner la création artistique à l’ère numérique dans une époque des transitions, notamment autour de communautés apprenantes”, détaille Anne Le Gall. Bien sûr, ces actions prises dans leur ensemble ne solutionneront pas la crise environnementale. Mais elles permettront au moins de donner un peu de lumière là où encore beaucoup de professionnel·les sont “lost in transition”. 

* À l’occasion d’IMPACT, l’Ambassade de France en Belgique a organisé le déplacement d’une délégation composée d’une vingtaine de professionnel·les du spectacle vivant issu·es de réseaux français (TRAS, HACNUM, TMNlab) et a mis en œuvre cette table ronde.

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