1
Cover 10 minutes de lecture

Le design virtuel va-t-il (enfin) nous séduire ?

Auteurice de l’article :

Mikael Zikos

Belge, australien et grec, ce citoyen sans frontières se passionne pour tous les lifestyles, qu’importe les étiquettes. Consultant, rédacteur et journaliste indépendant, il officie pour des marques et médias spécialisés design, art et architecture et accompagne les créateur·ices dans le monde pour les films qu’il réalise en équipe.

en savoir plus

La mode plonge dans les métavers pour séduire nos avatars. Des designers et architectes y livrent déjà leurs plus beaux meubles et intérieurs. Toujours plus de marques et médias rejoignent la partie. Jusqu’où ?

450.000 dollars pour un fauteuil imaginaire, vendu en moins de dix minutes aux enchères. Cinq fois plus pour un terrain dans un métavers, qui accueillera des enseignes de luxe… Derrière ces records, la création de meubles (et même d’immeubles) virtuels est prometteuse. La notoriété des créateur·ices de 3D accoutumé·es aux stratégies des algorithmes évolue vite. Et les plateformes se diversifient tout autant que ces objets, connectés à nos désirs ou juste extravagants, se matérialisent IRL (in real life).

De l’utilité des métavers pour les designers

À l’heure où les grandes Maisons, mais aussi Adidas ou encore Nike, fourmillent de projets pour les métavers (de défilés à des collections spéciales), la prolifération d’acteurices digitaux·ales donne le tournis aux créateur·ices, marques et aux investisseur·euses. Les plateformes se développent et se renforcent. Elles se nomment Decentraland ou encore Spatial. Des lieux conversationnels, aux graphismes tantôt low-fi ou sophistiqués, ayant supplanté les chat rooms d’antan, et bientôt les visioconférences de travail… 

Dans un récent dossier du bureau de tendances Nelly Rodi, publié pour répondre aux interrogations des professionnel·les de la mode, Yann Rivoallan, le président de la Fédération Française du Prêt à Porter Féminin et de l’école de formation à la transformation numérique EverywhereAnytime, saluait la rareté du virtuel comme un atout pour la création.

Pourtant, depuis que les cryptomonnaies deviennent plus que des joujoux des malin·gnes de la finance et s’installent dans notre quotidien, malgré l’instabilité de leur valeur, elles ont permis aux jetons non fongibles que sont les NFT d’être les véhicules de vente hautement sécurisée de produits digitaux : des œuvres d’art aux paris sportifs. Aussi, ces monnaies garantissent que tout (et n’importe quoi) peut se créer ex nihilo et s’échanger avec elles.

Héro·ïnes des métavers, les créateur·ices ?

Avec l’avènement du Web 3.0, qui repose sur le chiffrement des données de la blockchain, et où les créations virtuelles sont incopiables et limitées dans leur partage, générer une image, une vidéo, une musique ou des objets non tangibles pour cette version décentralisée d’Internet repose sur un véritable challenge : savoir se démarquer.

Pour comprendre le potentiel créatif et commercial des métavers, il faut observer que l’esprit du jeu vidéo y est central. C’est un fait, depuis la popularisation des jeux en réseau durant le Web 1.0, marqué par le téléchargement illégal, et après le 2.0, celui des réseaux sociaux ayant conduit à la naissance du groupe Meta (ex-Facebook). Ainsi, le jeu et métavers Fortnite, une terre de gamer·euses devenue un aimant de collaborations avec les firmes de la mode et des artistes de la pop, est aujourd’hui fort d’une levée de fonds d’un milliard de dollars grâce à son fondateur, le programmeur Tim Sweeney (Epic Games).

Guerre des étoiles de la déco digitalisée

Qui dit plus de mondes parallèles, dit-il plus de maisons virtuelles et plus d’intérieurs à aménager ? À quoi jouent les designers et les architectes d’intérieur qui ont fait de la CGI (computer-generated imagery) leur outil de création de prédilection ? 

Star de l’ameublement virtuel qui fait sensation, le talentueux Andrés Reisinger a vendu en février 2021 ses meubles en NFT à des montants comparables à des prix d’appartements. Des meubles-images, dont une table basse comme gonflée à l’hélium, et une commode et des assises aux pieds et aux bras dignes d’acrobates. Son fameux fauteuil Hortensia (couvert de 30.000 pétales roses), a même enfanté d’un double. Un vrai, fabriqué par l’intrépide marque hollandaise de mobilier Moooi. Celui-ci est entré aux collections du Design Museum de Gand, qui le considère à juste titre comme un marqueur générationnel. Une ligne de tapis du créateur (Ripples, réalisé en polyamide) a suivi. Elle est quasi sold out.

© Andrés Reisinger

Designer bien réelle, Alba de la Fuente a accompagné Andrés Reisinger dans le développement de cette chaise-icône, et d’architectures idylliques (Casa de Invierno, 2022). En compagnie de ses confrères, comme le directeur artistique Carlos Neda, cet Argentin né en 1990 et établi à Barcelone récolte le succès médiatique. 

Cet hiver, il est ainsi l’invité de Design Miami, en partenariat avec la division Progress de la marque automobile allemande Audi, qui le soutient officiellement afin de “réimaginer et construire un avenir fait d’expériences innovantes et centrées sur l’humain” (sic). La foire référence du design de collection se tient aux États-Unis et en Suisse. De quoi toucher sa cible aisée. Celle des nouveaux·elles esthètes de la tech, accros à la hype, et accoutumé·es aux cryptmonnaies.

En réalité, ni les formes, soit disant osées, ni les couleurs pop de ces créations ne semblent surprendre dans l’infini des scrolls. En les observant, les baby boomer·euses peuvent penser aux folies du mobilier utopique et aux sofas moelleux connus durant leur enfance. Les enfants de la génération X peuvent comparer leurs lignes et matériaux (porte-à-faux, plexiglass) à ceux courant dans le chic des années 70. Et ceux de la génération Y peuvent aisément lier ces meubles quasi anti-design (le rejet de la société de consommation en moins) aux créations italiennes de ce nom, précurseur·ses dans les années 80, et à celles de l’École hollandaise des nineties et du début des années 2000. Deux époques dont la mode des nouvelles générations se réclame tant. 

À chaque étoile montante ses clics et drops – ces lancements de produits au compte-goutte via Instagram. Cette plateforme officie d’ailleurs souvent comme le showroom de ces géniteur·ices de design digital, dont le style paraît sans limite. L’exemple est donné avec l’Américain Nicholas Baker et sa Donut Chair, issue de sa centaine de dessins en NFT vendus sur la place de marché OpenSea.

© Nicholas Baker

Pendant ce temps, le nombre de centres de données grimpe à plus de sept millions (selon une étude de l’université de Washington, ces installations consomment annuellement autant d’énergie que l’État de Californie). Et des professeur·euses et de jeunes architectes s’activent pour construire de futur centres bas en émission de carbone.

Mais pour l’artiste et “théoriste” canado-coréenne Krista Kim (née en 1976), la renaissance digitale qu’amènent la crypto’ et les méta’ serait un “bien pour la société”. Selon ses propres mots, elle amènerait d’ailleurs à une “conscience politique” et promouvrait à terme “l’énergie verte” et la “durabilité”. Des affirmations de hautes volées pour l’autrice de Mars House. Cédée sur la plateforme de NFT SuperRare en 2020 à 288 ethers (512.000 dollars), ce bien n’est d’autre qu’un remake super translucide de la Glass House. Un chef d’œuvre du modernisme datant de 1949 et érigée d’après les codes progressistes du Bauhaus. Que le métadesign soit une bulle ou non, l’œuvre de Krista Kim est déjà un emblème du genre.

© Krista Kim

D’obsolescences programmées à de nouveaux canons esthétiques 

Le point commun à ces designs envahisseurs ? Des passions monochromes qui affolent les marques.

Comme chaque mois de janvier, les expert·es du Pantone Color Institute – l’emblématique service de conseil de la marque américaine de nuanciers de couleurs –, ont annoncé la “couleur de l’année”. 

Very Peri a été celle de 2022. Une ôde au non-réalisme, afin de s’émanciper de la réalité. Une teinte aux origines incertaines, mais toutefois optimiste et douce. Un mélange du bleu de l’Internet, d’une violine pétante et du rose poudré bien présent depuis plusieurs saisons et très cher aux créateur·ices-influenceur·euses. La couleur s’est propagée comme un virus dans tous les lookbooks et catalogues de mode et de design. De la même manière que la couleur Greenery de 2017 a refait surface absolument partout en 2021, post-lockdown, en version vert profond, fluo. Tout sauf gazon ou naturel.

Reflets de ces couleurs de synthèse qui soulignent cette éternelle envie de retour à une vie plus normale qu’elle ne le serait déjà – cette fameuse reconnexion à la nature –, des fleurs (encore elles) ont récemment parsemé une foule de créations virtuelles. Ainsi, le duo de designers industriels italo-anglo-singapourien Lanzavecchia + Wai (Francesca Lanzavecchia et Hunn Wai) a livré 30 NFT de son Living Vase (enveloppé de 784 fleurs) à la plateforme digitale du magazine Vogue Singapour.

Avec cette même appétence pour le total look, le fringant Anthony Authié de Zyva Studio a peinturluré un intérieur virtuel censé s’inscrire dans le village de Saint-Pierre-le-Vieux en Lozère, avec une mouture acide de la couleur Greenery. Un fait remarqué dans l’Hexagone, a priori impertubable aux excentricités, en comparaison à l’Angleterre. Pour ce faire, le créatif a collaboré avec la paisible Charlotte Taylor et son agence virtuelle Maison de Sable. Une Britannique qui choisit de ne pas se reposer sur le digital pour l’ensemble de sa carrière : elle a récemment conçu des intérieurs en 2D à partir de l’œuvre en 3D de Riccardo Fornoni

À l’inverse, des designers émergent·es, né·es en même temps que le mot vintage et habitué·es au travail en groupe et au mélange du numérique aux artisanats, s’affranchissent de l’éphémère propre aux métacréations, et de leurs contours ultra réalistes. En effet, ces nouveaux archétypes se contentent souvent d’exagérer les possibilités du réel.

Ainsi, le collectif français d’architectes d’intérieur Uchronia (né de la rencontre de Julien Sebban et Jonathan Wray à Londres), s’est récemment lié avec un collectionneur de seconde-main, et surfeur à ses heures, Antoine Billore, pour établir une collection où l’esthétique marine et celles propres aux paysages virtuels se marient. On y retrouve ainsi de la céramique et des textiles avec des couleurs bleues, dont le fameux violet Very Peri. Une gamme de tables, d’assises et d’accessoires pour la maison qui cherche à s’échapper du connu dans le design.

© Uchronia

Certain·es souhaitent que les NFT et les métavers soient plus que des espaces mondains. Des lieux où le produit serait autant valorisé que les créateur·ices et les marques. De nouvelles initiatives voient donc le jour comme Circea, de Luc de Banville pour Maison Papier. Une lampe en nid d’abeille, graphique et poétique, commercialisée avec son pendant en NFT, pour des consommateur·ices surtout à l’écoute de l’émotion que procurent de telles pièces. Les partisan·es du design industriel bien alertes aux tendances l’ont compris. Habitué des grands éditeurs de mobilier, le duo britannique Barber Osgerby (Edward Barber et Jay Osgerby) a donné naissance à des avatars en NFT Signal C4V, vendus en même temps que leurs luminaires Signal à la galerie kreo, avant-coureur du design en édition limitée. 

via galeriekreo.com

Enfin, la presse de décoration s’y met afin d’actualiser son image. Cette année, à l’occasion de l’important salon professionnel Maison&Objet, Elle Décoration a lancé une collection de NFT. Une première, unissant designers, artistes du digital et marques reconnues dans les milieux de l’art de vivre. 

En février 2023, l’éminent titre américain Interior Design va même tenir la première récompense du genre : les MAD Awards (Metaverse Architecture and Design Awards). Ils réuniront les professionnel·les du Web 3.0. et de l’industrie de l’ameublement. Sa partenaire, la Canadanienne Tessa Brain, est d’ailleurs convaincue que l’avenir de la profession réside dans cette perméabilité. Elle a cofondé l’agence House of Digby pour les fabricants et les architectes du contract (officiant pour les secteurs de l’hôtellerie, de la restauration, du commerce et des bureaux). Son offre repose sur la puissance de la blockchain afin d’éviter la contrefaçon, si présente dans le secteur du mobilier. Le but étant de responsabiliser les client·es de ces designs en NFT et dans les métavers.

Suite à la vague de la réalité augmentée dans les secteurs du meuble et de l’architecture, le virtuel se veut être un produit à part entière. 

Au premier plan de ce phénomène, le francophone Monde Singulier d’Alexis Grimaud et Sebastien Baert, éditeur d’un nouveau genre, souhaite voir les créations de ses designers s’implanter dans la réalité virtuelle, les métavers, et le gaming. Des studios de production spécialisés se montent déjà dans le but d’accompagner les entreprises à adapter et ancrer leurs produits pour ces métaplateformes. Et les écoles enjambent le pas : le Metaverse College voit le jour du côté des Français·es (encore elleux !), dans le quartier d’affaires de La Défense, si fameusement désertée par les télétravailleur·euses…

L’excitant potentiel de la nouveauté à tout prix

En arrière-plan, les mondes de l’architecture et de l’immobilier d’entreprise sont probablement les plus à l’écoute des opportunités qu’offrent de telles évolutions et innovations. Un des premiers bâtiments des métavers conçu par l’agence d’architecture crossover BIG, du Danois Bjarke Ingels, voit grand pour les employés du Vice Media Group, l’un des groupes média clés pour les jeunes populations : un bureau virtuel, rien que ça. Microsoft a déjà prélancé son métavers d’entreprise avec Mesh, reposant sur la technologie de la réalité mixte, qui propulse les contenus virtuels dans le réel. Dites bonjour à vos collègues et client·es sous la forme d’avatars !

DR

Le proéminent Liberland Metaverse, imaginé par le cabinet Zaha Hadid Architects, qui perpétue la vision de cette lauréate du Prix Pritzker (le plus prestigieux des prix d’architecture), va plus loin. Il propose une ville virtuelle sans urbanisme. Aucun promoteur à l’horizon dans celle-ci sinon des formes monumentalement organiques et des étendues vertes propices aux rencontres en toute liberté. Tout le contraire de certains métavers qui se contentent simplement de dupliquer la réalité, avec des immeubles de bureaux flanqués de salles de réunion sur invitation, et même de toilettes.

Des envies d’investir ? Tournez l’œil vers la cryptohospitality. Ce courant émergent propulse maintenant le secteur de l’hôtellerie et ses produits dérivés dans les métavers. 

Pour exemple, la chaîne néerlandaise CitizenM, aux hôtels abordables, met ses pieds dans le bac à sable le plus célèbre du monde : The Sandbox, où les utilisateur·rices peuvent créer et monétiser leurs propres NFT ou LANDs. Ce jeu et métavers est déjà le site de prédilection du groupe Carrefour qui y organise certains de ses recrutements.

Dans ces terrains, la marque hôtelière accrochera des versions digitalisées, et exclusives, des œuvres d’art qu’elle présente au sein de ses différentes adresses afin de fidéliser certain·es de ses client·es, et pouvoir financer de nouvelles implantations…

L’agence de création digitale Crosby Studios vient, elle, de conclure un partenariat avec la firme de réalité augmentée américaine Zero10 (sans surprise, leur showroom est entièrement vert pétardant). Ayant déménagé de New York à Paris, attiré par son aura de Capitale de la mode, son fondateur, le Russe Harry Nuriev, s’était fait remarquer avec son café Crosby (tout bleu électrique), ayant fait exploser les consommations de data à la sortie des confinements. 

DR

Cet automne, il a revisité un ancien hôtel emblématique de la Ville lumière, en version réalité mixte, et l’a intitulé Room Thirty-Six. Ses NFT disponibles sur la marketplace Matic permettaient d’observer le mobilier (tout rose shocking) qu’il avait conçu pour l’occasion, et étaient accompagnés de faux magnétos de caméra de surveillance avec de fausses personnes, visant à imager les fantômes de cet ancien quartier général d’artistes et écrivain·es de renom…

La création de renderrings pour les métavers, ou non, peut aussi avoir un usage pédagogique et rendre véritablement hommage à l’Histoire. Les concepteur·ices des métareconstructions d’emblèmes du patrimoine architectural mondial comme la Nagakin Capsule Tower tokyoïte de Kisho Kurokawa (l’un des exemples les plus représentatifs du courant futuriste du métabolisme), et les chefs d’œuvres de Frank Lloyd Wright, l’ont déjà assimilé.

Pour d’autres créateur·ices, la construction d’architectures digitales se doit de répondre à des problématiques de société réelles (accessibiltié, inclusivité…) . La nature de ces designs, parfois fantaisistes, et leur utilité, seraient à reconsidérer selon les architectes londoniens Space Popular (Fredrik Hellberg et Lara Lesmes), auteur·ices d’une tribune à ce sujet.

Dernière ambition en date, le métavers The Row, développé par le studio Everyrealm et mis sur le marché par une agence spécialiste en immobilier de prestige, a déjà d’alléchants actifs. Ils sont signés d’Andrés Reisinger, d’un autre Argentin au nom d’Ezequiel Pini (Six N. Five), de Daniel Arsham, un des vétérans américains de la sculpture 3D, ou encore du Sud-Africain Alexis Christodolou. Un club privé aux architectures qui impressionnent tout autant que les métabâtisses de l’Australien Paul Milinski et consort·œurs. Elles seront dans un premier temps disponibles sur Mona, autoproclammée plateforme pour les créateur·ices. Pour sa promotion, celle-ci a choisi Art Basel, la plus prisée des foire d’art contemporain.

Dans les métavers ou en dehors, la liberté a pour l’instant un prix et le besoin d’indépendance des artistes repose sur le même jeu : séduire coûte que coûte.

© Everyrealm
Appel à projet

Une histoire, des projets ou une idée à partager ?

Proposez votre contenu sur kingkong.

Partager cet article sur

à découvrir aussi