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Dans l’objectif, des corps modernes et politiques

Auteurice de l’article :

Marie-Flore Pirmez

Véritable vorace de podcasts et de documentaires, Marie-Flore croit fermement en un renouveau du journalisme écrit grâce aux multiples opportunités du web et des magazines longs formats. Lorsqu'elle enlève sa casquette de journaliste, vous risquez de la croiser en train de randonner ou dans un studio de yoga.

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Normé, pesé, mesuré, travaillé, revendiqué, performé, abîmé… Le corps est le lieu de toutes nos batailles, entre autres injonctions sociales, esthétiques et morales. Pour comprendre leur impact sur nos corps, le regard du photographe bruxellois Laurent Poma se pose actuellement sur tous les types de corps pour visibiliser ceux absents de nos champs visuels.

Le corps est la chose la plus politique et la plus publique qui soit”, affirmait le philosophe transgenre et féministe Paul B. Preciado en 2019. Michel Foucault parlait déjà du “bio-pouvoir” s’exerçant sur les corps individuels à partir du 18ème siècle. Un pouvoir qui s’exerce à travers des politiques publiques, des pratiques médicales et des discours sur la santé, la nourriture ou la sexualité et qui vise à normaliser les comportements de chacun·e pour produire une population saine, productive et conforme aux normes établies. Pour Foucault, le corps n’est donc pas qu’un objet biologique mais bien un objet politique parce qu’il est soumis à un ensemble de pouvoirs et de techniques de contrôle social. Un terrain fertile sur lequel les relations de domination peuvent s’exercer.

Nombreux·euses sont les penseur·euses qui ont théorisé le corps et sa portée politique. Plusieurs parmi elleux, comme le philosophe Foucault, ont inspiré Laurent Poma dans son travail de recherche photographique intitulé “Corps modernes”. Des décors neutres, une lumière douce et la moins travaillée possible, des corps nus statiques qui, à travers leur posture ou leur regard, affranchis de toute érotisation, témoignent d’un parcours de vie, tout comme de leur rencontre avec le photographe. “La beauté normée ne m’intéresse pas, souligne Laurent Poma. Chaque corps est émouvant. Par le dialogue que j’entretiens avec les modèles, j’essaye de les amener à relâcher le contrôle qu’ils exercent sur leur corps. Certain·es m’ont confié qu’iels avaient eu l’impression de se retrouver seul·es face à elleux-mêmes pendant la prise de vue. J’ai aussi réalisé que les corps qui paraissent au plus proche des normes sociales et esthétiques ne sont pas toujours les plus décomplexés. Une fois devant l’objectif, un corps mince ou sculpté peut se dévêtir de l’aisance qu’il présentait en même temps qu’il retire ses vêtements.”

Le preneur d’images se dit influencé par les photographes américains Robert Mapplethorpe – connu entre autres pour ses clichés en noir et blanc de nus masculins – ou Joel-Peter Witkin – dont les compositions mettant en scène des corps démembrés ou atteints de difformités provoquent souvent la controverse, mais permettent d’explorer des thèmes universels tels que la beauté ou la souffrance. L’artiste photographe apprécie investir des lieux qui ne sont pas spécialement prévus pour la prise de vue. En dehors des studios, il photographie tant que possible en travaillant de pair avec la lumière naturelle, ou en éclairant les scènes de manière à la reproduire. “J’avais vraiment envie de pouvoir transposer ce procédé de prise de vue n’importe où pour que le travail s’établisse uniquement entre l’appareil photo, le modèle et moi. Avec des lumières additionnelles, des pieds pour des flashs qui en plus d’être encombrants sont bruyants, le rapport avec la personne pendant la prise de vue est bien différent.”

Hors normes

Comme nous l’évoquions dans un des derniers Weekly sur kingkong, le photographe bruxellois ne vient pas de la photo de nu posé, mais plutôt de la photo documentaire qu’il enseigne d’ailleurs à l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS). Sa compagne, Alexia Zoina, l’aide dans la promotion de la recherche-image et l’a encouragé à se lancer dans le projet après une prise de vue. Mais la Louviéroise tient également un regard critique sur les normes corporelles. “J’ai un corps qui sort des normes. Je suis concernée par la grosseur et jusqu’il y a peu, je n’avais pas réellement conscience de la grossophobie que j’ai subie et que je subis encore.”

Causant plusieurs formes de discriminations, notamment systémiques dans des domaines comme la santé, l’emploi ou l’éducation (limitant de facto les opportunités et les ressources pour les personnes grosses), la grossophobie peut aussi se marquer sous une forme aussi violente, tant verbalement que physiquement : le fat shaming. C’est-à-dire le fait de critiquer, voire ridiculiser les personnes en raison de leur surpoids. Un comportement évidemment vécu comme humiliant et dégradant, non sans conséquences sur la santé mentale des personnes ciblées.

Si son parcours personnel lui permet aujourd’hui d’assumer son corps tel qu’il est, Alexia n’avait pas réalisé que, malgré elle, une étiquette plus surprenante encore lui avait été accolée. ”Étant une femme grosse, je me suis rendu compte que la société qui m’entoure m’a labellisée comme ‘femme ronde qui s’assume’. Parce que dans la vie, c’est vrai que j’aime particulièrement accentuer ma féminité, mettre en valeur mon apparence, mes rondeurs. Cette féminité et mon corps qui sortent des normes me donnent une voix que d’autres n’ont pas. Comme si la société m’accordait aujourd’hui une place presque militante, marginale, parce que mon corps est différent des autres et que je me montre sûre de moi.”

Jusqu’à présent, je n’ai pas encore
eu de modèle masculin qui rentre
dans la case de l’homme blanc hétéro
de 50 ans. Néanmoins, la supposée
normalité n’est pas inintéressante.

Laurent Poma

Sur les réseaux sociaux, la parole continue de circuler pour aider celles et ceux pour qui l’acceptation du corps au quotidien est encore un combat normé. Entre autres comptes Instagram du genre, @corpscools poursuit la lutte contre la grossophobie, propose notamment des ressources pour penser la grosseur, encore trop peu visibilisée, et opère des réflexions intersectionnelles essentielles du style grosseur et croyances limitantes, grosseur et racisme, discriminations au travail… Le compte Instagram lancé par Fat Friendly, une association bruxelloise qui milite pour la défense des droits des personnes grosses, pose régulièrement des questions provocantes, comme “Le corps gros est-il un corps forteresse ?”. Montrant à la fois les corps hors normes de femmes, d’hommes, de personnes transgenres ou non-binaires. “C’est vrai que jusqu’à présent, je n’ai pas encore eu de modèle masculin qui rentre dans la case de l’homme blanc hétéro de 50 ans, s’amuse le photographe bruxellois en réalisant qu’il appartient à cette catégorie. Néanmoins, la supposée normalité n’est pas inintéressante non plus.

Continuellement à la recherche de modèles pour créer des échanges et des conversations photographiques, sans non plus devenir un service de prise de vues, la recherche-image a également pour but de s’installer dans des lieux. Qu’il s’agisse d’expositions, de résidences. Un moyen supplémentaire pour toucher des publics plus diversifiés. “La plupart des modèles sont arrivés par bouche-à-oreille, ou par le compte Instagram du projet, explique Laurent Poma. Idéalement, j’aimerais aussi me tourner vers des organisations ou l’associatif pour pouvoir travailler avec des publics précarisés, des personnes en situation de handicap par exemple. Ou bien aller à la rencontre de certains métiers qui transforment nos corps, où le corps a un rôle éminemment central, comme les travailleurs et travailleuses du sexe.” La recherche photographique “Corps modernes” pourrait être un travail sans fin, mais le photographe précise qu’il progresse par chapitre de réflexion, et que le projet n’en est qu’à ses prémices.

Une première exposition de “Corps modernes” a lieu jusqu’au 24 février à La Louvière, au Quartier Théâtre. Une ancienne école qui sert de lieux de répétition et de création pour différentes asbl louviéroises chapeautées, entre autres, par le centre culturel de cette commune du Hainaut. Si l’envie vous en dit, il vous reste donc quelques jours pour aller à la rencontre des premières séries d’images du projet.

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