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Coordination d’intimité : une chorégraphie du consentement

Auteurice de l’article :

Jil Theunissen

Évoluant entre droit, médias, culture et nouvelles technologies, Jil s’est récemment lancée dans la collection officielle de casquettes. À ses heures perdues et souvent pendant la nuit, elle rédige différents contenus allant de la chronique au texte de loi, et développe des projets un peu hybrides mixant les diverses disciplines mentionnées ci-dessus.

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Ces dernières années, un nouveau métier s’est fait une place dans l’industrie du cinéma : la coordination d’intimité. Son but ? Baliser, encadrer et soutenir les comédien·nes dans la préparation et l’interprétation des scènes intimes, replaçant leur consentement au centre des préoccupations.

La coordination d’intimité a vu le jour dans la lignée du mouvement metoo, de la mise en lumière des rapports de domination sur les plateaux et de la volonté de mettre en place des pratiques de tournage plus respectueuses des équipes. Elle part du constat que les scènes de nudité, de sexe simulé et plus largement d’intimité sont particulièrement délicates à appréhender pour les interprètes, et nécessitent d’être encadrées par des personnes spécifiques. Dans un contexte où les comédien·nes apprennent dès l’école à “dépasser leurs limites” et à “tout donner” pour un·e réalisateurice dont il s’agit de satisfaire la “Vision”, le consentement peut en effet être fragilisé, et les limites de chacun·e difficilement respectées. La coordination d’intimité vise donc à soutenir, encadrer et baliser la préparation et l’interprétation de ces scènes, s’assurant du bien être des comédien·nes, du respect de leur consentement et de leurs limites. Le tout au service du récit et de la narration.

Si le métier s’est imposé aux Etats Unis, en Francophonie elles ne sont que deux à y être formées, dont Paloma Garcia Martens, coordinatrice d’intimité basée à Bruxelles. Habilleuse pour le cinéma pendant une douzaine d’années et fine observatrice des dynamiques à l’œuvre sur les plateaux, elle se forme en 2021 à la coordination d’intimité auprès de pointures américaines. Aujourd’hui, elle enchaîne les projets, soutenant interprètes et réalisateurices dans la délicate fabrication de ces scènes d’un genre particulier.

© cottonbro studio

L’intime, le nécessaire encadrement

“La base de la coordination d’intimité, c’est de prendre conscience que l’on travaille avec la vulnérabilité des gens”, explique Paloma. Jouer une scène intime, a fortiori devant une caméra et une équipe de dizaines de personnes, c’est se mettre dans une position d’exposition et de fragilité déconcertante. Chez les comédien·nes, il n’est pas rare que l’interprétation de ces scènes vienne (ré)activer des traumatismes : outre des difficultés ou violences effectivement vécues qui viendraient se “réveiller” lors du jeu de scènes similaires, l’interprétation peut aussi créer des trauma chez les acteurices. À se fondre dans la peau d’un·e autre, il arrive en effet que le cerveau ne sache plus distinguer les émotions jouées de celles personnellement ressenties, le traumatisme d’un personnage devenant, in fine, celui de son interprète. “Plusieurs études démontrent que lorsqu’on joue, ce sont les mêmes zones du cerveau qui s’activent que lorsque l’on ressent personnellement les émotions, explique Paloma. Certes, du point de vue cognitif on sait qu’on joue, mais on tire tout de même à balles réelles. Cela nécessite un accompagnement spécifique.”

© Heloisa Vecchio

Concrètement, ça se passe comment ?

Si l’implication d’un·e coordinateurice varie selon le projet, l’objectif reste constant : la recherche du consentement, libre et éclairé, des interprètes, au service du récit, dans un échange constant entre comédien·nes et réalisation.

Un consentement libre : court-circuiter les dynamiques de domination

L’actualité nous le rappelle régulièrement, les plateaux sont encore traversés de sérieux rapports de force, notamment entre interprètes et réalisation. “La plupart des acteurices ont été conditionné·es dès l’école à dire oui, souligne Paloma. On leur apprend que suivre tous les désirs de la réalisation équivaut à être courageux·se, audacieux·se, que c’est ça, être un bon acteur. De l’autre côté, on a des réal’ qu’on traite comme des dieux, dont toute l’équipe doit satisfaire la vision artistique. On a donc des gens qui pensent devoir dire oui à tout, face à des gens à qui on ne dit jamais non”. Pas simple, dans ces conditions, de s’assurer que le “ok” d’une comédienne, à un·e réalisateurice qui, même en toute bienveillance, lui demande si elle est d’accord de jouer en soutien-gorge, est réellement l’expression de son consentement.

Avoir une personne tierce, dont le rôle est précisément d’interroger les acteurices sur leurs ressentis, en dehors de tout rapport de pouvoir, contribue à court-circuiter ces biais, permettant aux comédien·nes d’exprimer plus librement leur accord (dans la majorité des cas), leurs éventuelles réticences ou propositions. La.le coordinateurice peut ensuite intervenir comme intermédiaire entre interprètes et réalisation, dans la recherche de solutions communes.

Un consentement éclairé : clarifier

“Il y a parfois cette idée que dans le chaos naît la magie. Parfois, oui. Mais dans les scènes d’intimité, c’est rarement le cas.”

Pour pouvoir consentir pleinement à une scène, et la jouer dans les meilleures conditions, il faut savoir à quoi l’on s’engage. “On ne peut pas anticiper comment on va vivre une situation juste en lisant un scénario, explique Paloma. Celui-ci ne donne qu’une infime partie des informations nécessaires au cerveau pour savoir si l’on se sentira en sécurité, le moment venu, pour se lancer.” L’une des tâches de la/du coordinateurice d’intimité est donc d’analyser et de clarifier, auprès des réalisateurices, chaque scène intime, d’en comprendre les intentions, d’en décortiquer les mouvements et d’en chorégraphier le déroulé. “Notre travail, c’est d’être en lien avec toutes les personnes qui travaillent sur la mise en scène, et de la clarifier pour faire en sorte qu’il y ait le moins de surprises possible, et que le tournage se passe au mieux. Cela n’empêche pas de laisser un espace d’improvisation le moment venu, mais balisé.”

© Joshua McKnight

“Et ma liberté de création ?”

Que les réalisateurices se rassurent, elle reste intacte. “Je ne remplace pas la réalisation”, souligne Paloma. Le but de la coordination d’intimité est de soutenir la mise en scène, pas de la brider: les observations prodiguées restent des conseils, que la réalisation choisit ou non de suivre. Paloma observe par ailleurs que souvent, l’identification de limites en amont amorce une émulation, poussant les réalisateurices à réagir de manière créative. Quant aux critiques estimant que les coordinateurices viendraient créer des problèmes là où il n’y en a pas, la réponse fuse : “Je ne crée pas de barrières, je mets en lumière des barrières qui existent déjà. Elles sont tapies, on ne veut pas trop les voir au début, sauf qu’elles sortent au pire moment”.

© Hakeem James Hausley

Plus-value artistique et variété des représentations

La coordination d’intimité n’opère pas qu’en négatif, au contraire. Veiller au bien-être des interprètes, c’est certes parfois remettre en cause certaines des propositions du scénario, mais c’est aussi, voire surtout, s’interroger sur les intentions des scènes pour en saisir le sens et la portée, et réfléchir à des solutions alternatives. Des solutions qui permettent de pallier les imprévus en cas de couac, et qui s’avèrent aussi souvent plus en phase avec les intentions du récit. “S’interroger sur le sens de la scène permet souvent de s’extraire des clichés”, explique Paloma. En se demandant ce que l’on veut réellement montrer et pourquoi, on en vient à réfléchir plus en profondeur aux types d’interactions souhaitées, à la meilleure manière de les mettre en valeur, à l’importance de certains gestes, certains regards, certains silences.

La coordination d’intimité permet ainsi, par les discussions et réinventions qu’elle amorce, d’aboutir à des scènes plus variées, ouvrant le prisme des représentations de l’intimité et de la sexualité à l’écran, sensibilisant le public à des images autres, à des regards inédits. Quand on connaît le pouvoir des images sur les représentations, on perçoit tout le potentiel de l’initiative, qui dépasse le seul cadre de la protection des interprètes pour contribuer à un résultat global sacrément porteur.

Qu’en pensent les intéressé·es ?

Du bien ! Les interprètes, se sentant écouté·es et respecté·es, abordent les scènes de manière plus apaisée, et ont le loisir d’en proposer des interprétations plus personnelles. Les retours sont tout aussi enthousiastes du côté des réalisateurices, qui voient leurs œuvres enrichies. Qui se disent également souvent soulagé·es de pouvoir déléguer l’encadrement des scènes intimes à une personne formée, disposant des outils appropriés. “Gérer un film constitue un stress énorme pour les réal’, il y a mille choses auxquelles penser. Avoir une personne en charge de la coordination d’intimité leur permet de se décharger de ces questions-là, du stress de commettre des impairs, et de se concentrer davantage sur la réalisation.”

En bref, loin des accusations de censure ou de pudibonderie que ses détracteurices pourraient lui porter, la coordination d’intimité permet, outre de garantir un climat sécurisé pour les interprètes amené·es à se dévoiler dans toute leur fragilité, d’aboutir in fine à des scènes plus riches, dans le respect du consentement de chacun·e, servant le récit, élargissant le spectre des représentations et redéfinissant au passage les dynamiques parfois archaïques d’une industrie où le OUI est roi. Un bol d’air frais qu’on espère voir se diffuser, encore et encore.

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