Captive, les déambulations numériques des quasi endormi·es
Auteurice de l’article :
Connaissez-vous les capsule hotels, ces petites boîtes-à-dormir venues d’Asie, dans lesquelles on s’enferme le temps d’une nuit ? Depuis quelques années, ces sleeping pods s’empilent aussi dans nos contrées, au gré des investissements de promoteurs immobiliers bien décidés à rentabiliser le moindre centimètre carré, la moindre minute de notre précieux sommeil.
Ces capsules, c’est l’environnement qu’a choisi l’artiste Romain Tardy pour explorer, à l’occasion de la Biennale des imaginaires numériques, qui a lieu actuellement à Marseille, Aix-en-Provence et Avignon, les liens unissant sommeil et technologies.
À l’image de ces curieux hôtels qui optimisent l’expérience du repos au point de la mettre en boîte, les écrans semblent s’immiscer chaque jour un peu plus dans nos habitudes et rythmes naturels, s’appropriant jusqu’à nos moments d’endormissement. Que se passe-t-il quand on scroll, des heures durant, dans l’intimité de notre lit ? Quelles sensations nous traversent, quand seule la lumière de notre appareil éclaire l’espace, nous plongeant dans une somnolence mi-endormie mi-connectée, propice aux élucubrations les plus étranges ?
Créée en coproduction avec Chroniques, Captive se présente comme une expérience immersive d’écoute, de partage de confidences et de questionnements sur l’utilisation des appareils numériques à l’approche de la nuit.
2 mètres carré de sommeil connecté
L’expérience prend place au 4e étage de la Friche à Marseille. Dans un espace illuminé de LEDS blanches parfaitement alignées, deux cabines immaculées trônent sur d’imposants socles tout en arêtes. Si on reconnaît instantanément le style « Tardy », épuré et graphique, on ne comprend à ce stade pas trop ce qu’on fait là, dans cette ambiance futuriste, presqu’aseptisée. Soudain la porte d’une des capsules s’ouvre. Un visiteur s’en extrait en se contorsionnant, l’air un peu désorienté. Il arbore, par-dessus ses baskets, de drôles de chaussons noirs, qu’il s’empresse d’enlever. On échange un regard, un sourire poli. On se plie alors en deux pour accéder à notre tour à l’habitacle, après avoir pris soin d’enfiler nous aussi ces magnifiques sur-chaussures, en réalité obligatoires pour y pénétrer, nous conférant un look pour le moins particulier. À l’intérieur : un matelas, un oreiller, des parois à portée de bras. Impossible de se tenir debout, cet endroit a été conçu pour dormir, et c’est tout. On s’introduit donc et évolue comme on peut, à moitié à genoux à moitié allongé·e sur les draps, comprenant au passage l’utilité des étranges pantoufles. On s’étend enfin et referme, non sans hésitation, la porte coulissante de cette drôle de boîte.
Nous y voilà.
C’est petit, mais cosy.
Fixé au plafond, un écran, seule source de lumière dans la pénombre, happe notre attention : des personnages s’y animent, avatars aux gestes saccadés semblant tout droit sortis des fantasmes d’internautes adeptes de jeux vidéo et fan art un peu datés. Si ce n’est qu’ils sont.. en sous-vêtements, en pyjama, assis sur leur lit. Chacun de ces curieux personnages prend la parole : leurs voix n’ont rien d’artificiel, ce sont celles de personnes bien humaines, interviewées par Romain l’été dernier, qui nous décrivent leur expérience de l’utilisation d’appareils numériques pendant la nuit. Décryptant leurs pratiques, elles partagent leurs impressions, joies ou désarrois face à ces écrans omniprésents.
Couché·e dans l’obscurité, à l’abri des regards, on est comme emporté·e par les récits, bercé·e par le timbre des voix, hypnotisé·e par ces avatars tout en pixels, qui nous parlent d’insomnies, de douleurs à la nuque, de scrolling “jusqu’à la perdition”, entres autres considérations (méta)physiques.
Puis les récits s’arrêtent, l’écran passe du noir au blanc, illuminant la chambre, qui nous parait étonnamment grande tout d’un coup. On reprend ses esprits, se rappelle où on est, et tant bien que mal, on s’extirpe de ce qui était devenu, le temps d’une boucle, “notre” espace, qu’on n’a pas trop envie de céder à cette personne, là, plantée dehors, qui fixe d’un air amusé nos pieds si curieusement emballés.
Interroger la manière dont les appareils numériques s’accaparent notre sommeil
À la base de cette pièce, une idée : questionner la manière dont nos appareils modifient, voire s’accaparent nos rythmes naturels et nos comportements sociaux. “Aujourd’hui, on s’endort et se réveille littéralement avec un écran à côté de soi, voire entre les mains : c’est récent comme pratique, très particulier et pourtant peu interrogé. Je voulais adresser cet ‘éléphant dans la pièce’, ce réflexe ordinaire et un peu inquiétant de scroller des heures dans son lit avant de s’endormir, ou de se tourner vers son écran dans les 15 secondes du réveil, que ce soit le matin ou en pleine nuit.”
Sursauts sensibles dans nuit de 3D
Si la plupart des œuvres de l’artiste se situaient déjà à l’intersection entre la performance numérique et l’installation physique, qu’elle soit scénique, architecturale ou autre, Captive se distingue par son aspect intime, presque corporel, centré sur l’individu et son vécu. On ne s’étonne d’ailleurs pas d’apprendre qu’il s’agit de la seule installation de Romain qui s’expérimente de manière solitaire et dans un endroit clos, contrairement à ses autres pièces, extérieures ou à tout le moins collectives. Au-delà de l’installation matérielle et de ses décors tech et léchés, le cœur du projet réside ici dans les témoignages des protagonistes et l’expérience du public qui les écoute. “L’idée était de partager un moment d’intimité avec des inconnu.es, en écoutant leurs confidences.” Comme protégées par l’anonymat, ces mystérieuses voix se livrent de manière sensible, dégageant dans leurs propos une vulnérabilité avec laquelle, à l’abri nous aussi, on ressent une étrange forme de proximité.
“Transmettre des émotions, de l’humain, du ‘geste’ dans mon travail est un élément important pour moi, et un certain enjeu aussi. En art contemporain et particulièrement en art numérique, la frontière entre l’épuré, le minimalisme et le stérile est parfois ténue. Dans mon travail, je manipule de la 3D, j’agence des objets manufacturés, il y a beaucoup d’organisation, de contrôle. Il est donc parfois difficile de faire passer une composante humaine et sensible dans le résultat.”
Défi relevé ici haut la main : sans que l’on comprenne exactement ni comment ni pourquoi, l’intimité semble se décliner dans toutes les strates, pourtant complexes, de l’installation. L’aspect artificiel des décors, des écrans et de la 3D rencontre avec une sorte d’évidence l’humanité des voix, la réalité des vécus, et l’expérience sensible du corps allongé. C’est un subtile mélange de numérique et de tangible que l’on expérimente, 8 minutes suspendues entre contemplation et introspection, sorte de rêve éveillé, étrangement (dé)connecté. Une mise en abîme déconcertante de l’expérience nocturne des écrans.
Vous l’aurez compris, cette œuvre, on l’a appréciée, et on a également beaucoup aimé en discuter avec Romain. On ne disposait malheureusement, et c’est frustrant, que de 7.000 caractères pour exprimer toute la complexité de cette pièce et la richesse des discussions échangées à son sujet. On avait le secret espoir qu’à l’image d’un rêve dont la durée se rétrécit pour se concentrer, telle une petite capsule, dans quelques minutes de la vraie vie, le nombre de lettres de cet article se comprimerait pour ne pas dépasser l’espace prévu, mais ça n’a pas semblé fonctionner. Alors s’il vous prend l’envie de tester cette installation sans limite de place, on vous conseille vivement de parcourir les quelques kilomètres qui vous séparent de Marseille et de vous allonger dans ces cabines du futur pour découvrir ce qui s’y raconte. Et si vous vous y rendez, merci de nous ramener une paire de sur-chaussures.
Captive, de Romain Tardy, coproduite avec Chroniques et la Fédération Wallonie-Bruxelles, est visible jusqu’au 22 janvier 2023 à la Friche à Marseille, au sein de l’exposition collective Etats de veille de la Biennale des imaginaires numériques.
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