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Article 8 minutes de lecture

Bye Bye Binary : rendre la langue française – et la société ? – plus inclusive

Auteurice de l’article :

Julie Mouvet
Journaliste

À ses heures perdues - pendant que d'autres perdent des journées devant Netflix - Julie, elle, lit, écrit des articles, enregistre des podcasts, monte des vidéos... Un condensé de discipline et de passion qui font d'elle l'ennemi jurée de tout procrastinateurice du dimanche ! Depuis quelques mois, elle a rencontré son binôme rêvé pour co-gérer le média kingkong.

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En 2017, un manuel scolaire fait naître un grand débat en France. Pourquoi ? Pour le point médian qui y apparaît. Un point qui déchaîne les passions dans l’espace médiatique français. En Belgique, un workshop est organisé à ce sujet. La collective Bye Bye Binary est ensuite créée.

L’écriture inclusive, vous connaissez ? Si vous êtes (déjà) un·e habitué·e de kingkong, le point médian doit en tout cas vous être familier. En écrivant notre charte d’écriture inclusive, nous sommes tombées sur Bye Bye Binary, cette collective belgo-française qui offre entre autres une typothèque open source de fontes inclusives. Comment fonctionne-t-elle ? Comment est-elle née ? Nous avons pu échanger avec trois de ses membres, Camille Circlude, Pierre Huyghebaert et Eugénie Bidaut. Un entretien qui a duré plus d’1h30 et que nous n’avions pas envie d’arrêter tellement il était passionnant. Et en fait, on s’est rendu compte qu’on avait encore beaucoup (beaucoup !) de choses à apprendre sur l’écriture inclusive. Le thème vous intéresse ? Alors installez-vous confortablement et ne ratez pas une miette de cet article.

Tout commence en 2017. Un manuel scolaire sort en France et le point médian y figure (pas encore celui que l’on connaît, mais le “.”). Un simple point qui fait émerger des débats assez virulents dans l’espace médiatique de nos voisins. En Belgique, iels sont plusieurs à se réunir pour parler de tout ça. “En tant que personnes qui travaillons autour du graphisme et de la typographie, il nous semblait qu’il y avait quelque chose à faire de cette question, confie Camille Circlude, membre de Bye Bye Binary, qui enseigne à l’Erg et fait partie du studio de design graphique Kidnap Your Designer. Si le point médian posait tant débat, pourquoi ne pas inventer d’autres solutions, d’autres glyphes (représentation visuelle d’une lettre, d’un signe), d’autres ligatures ? Des éléments qui soient plus de l’ordre de la symbiose que de la séparation.”

© Bye Bye Binary

Explorer de nouvelles formes (typo)graphiques

En novembre 2018, un workshop conjoint des ateliers de typographie de l’École de Recherche Graphique (Erg) et La Cambre propose donc d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française. Le langage et l’écriture inclusive sont alors leur point de départ, leur terrain d’expérimentation et leur sujet de recherche. Après ce workshop, les organisateurices qui, nous ont-iels confié, se sont “beaucoup aimé·es”, ont continué à s’écrire et à enchaîner d’autres workshops. C’est comme ça que naît Bye Bye Binary, qui se définit comme une collective, une expérimentation pédagogique, une communauté, un atelier de création typographique variable, un réseau, une alliance. La collective compte aujourd’hui environ 25 membres, qui participent en fonction des projets, des rencontres et de leurs envies.

Eugénie, elle, est entrée dans la collective il y a environ 1 an. “J’avais commencé à travailler sur des questions de typographie et d’écriture inclusive dans le cadre d’un post master à l’atelier national de recherche typographique à Nancy. J’ai assez vite pris contact avec la collective pour qu’on essaie de mettre en place des standards communs pour le fonctionnement technique des fontes, entre autres.” Une rencontre qui a abouti sur son emménagement à Bruxelles.

Au sein de la collective, les profils sont variés. Enseignant·es, graphistes, typographes… ce côté composite est important pour les membres. Francophones, iels s’attaquent à la langue française en proposant des alternatives inclusives et rassembleuses. Iels ont également mis au point une méthode d’application de ces alternatives, grâce à l’initiative QUNI (Queer Unicode Initiative). “Mais la proposition qu’on fait avec le QUNI, ce sont des pratiques, une sorte d’éco-logique, des entrelacements, qui peuvent s’étendre au-delà du français”, affirme Pierre Huyghebaert, graphiste, typographe et enseignant en typographie.

© Bye Bye Binary

Le QUNI

Ce Queer Unicode Initiative, c’est quoi exactement ? “Un ensemble de pratiques en commun, explique Eugénie. On a commencé par essayer de faire une liste, la plus exhaustive, possible des glyphes qui ont existé dans différentes fontes. Beaucoup fonctionnent avec un principe de ligatures. Mais même ces ligatures peuvent être différentes d’une fonte à l’autre. Plusieurs propositions différentes ont vu le jour depuis 2018. L’idée est d’être exhaustif·ve, de voir ce qui existe déjà mais permet qu’il y ait de nouveaux apports au fur et à mesure. L’Unicode, c’est un standard international d’encodage des caractères. Dans ce standard, chaque signe est attribué à une case et un code. Quand on envoie un message, ça s’affiche pareil sur tous les téléphones, même si on n’a pas le même système d’exploitation. Nous, on dessine de nouveaux glyphes qui ne sont pas encodés dans l’Unicode, n’ont pas leur case et leur code attribués. On a décidé d’utiliser ce qu’on appelle la Private Use Area, un ensemble de cases vides, de codes non attribués. Dans ces cases, on peut mettre un peu ce qu’on veut. L’idée du QUNI, c’est de se mettre d’accord sur une manière d’occuper cette Private Use Area. Sur toutes les fontes inclusives qu’on propose, on met les mêmes glyphes aux mêmes endroits. Ce qui fait que quand on passe d’une fonte inclusive à une autre, tout n’explose pas”, sourit-elle.

La membre de la collective souligne tout de même une complexité au QUNI, celle de l’encodage “un peu technique”. “Il y a aussi la partie features open type, des petits scripts dans les fontes qui vont permettre des remplacements automatiques.” Cela signifie donc que lorsqu’on écrit avec le point médian, les glyphes apparaissent tout seuls. “Cela demande d’écrire quelques lignes de code dans le logiciel de dessin de caractères. On fournit ce code de features pour que les dessinateurices de caractères, qui veulent créer des fontes, aient cette boîte à outils à adapter à la fois pour l’encodage et l’automatisation de la saisie au clavier.”

Dans les workshops de la collective, l’idée est souvent de créer des glyphes à partir de matériaux existants. “On va partir de caractères libres (et open source) qu’on n’a pas dessinés nous-mêmes mais qui, dans leur licence, permettent de les modifier, et on va y ajouter des glyphes inclusifs.” Une façon aussi d’interpeller les dessinateurices de caractères pour les inciter à prendre en main les glyphes inclusifs. “Il y a un enjeu pédagogique”, affirme Eugénie.

Bye Bye Binary a par ailleurs mis en place une typothèque open source. Selon la collective, il ne s’agit pas d’une fonderie, mais plutôt d’un “catalogue”. “Les fonderies, ce sont des diffuseurs de caractères, un peu comme des éditeurs pour un livre. Nous, on est plutôt une bibliothèque. L’idée est davantage de répertorier.” Cela dans un rapport plus militant à l’écriture inclusive. “Il y a une ambition militante dans le QUNI, explique Pierre, pour que ce soit progressivement un ensemble qui soit adopté par plus de typographes et d’utilisateurices possibles.” Les membres de la collective considèrent en effet que l’écriture inclusive est toujours un besoin non résolu. Le point médian restant en réalité très binaire, non adapté à une fluidité des genres. “Si on veut intégrer plus de personnes, on va devoir décider comment le faire. On imagine une sorte de spirale vertueuse où de plus en plus de gens reconnaissent ce besoin, se demandent comment faire et certain·es s’adressent à des typographes pour le résoudre… mais ce n’est pas la seule voie. On sait bien que les questions de genre ne vont pas diminuer, il n’y a plus de retour en arrière possible, la langue française est obligée de changer. Un jour, même l’Académie française va devoir s’y mettre.”

© Bye Bye Binary

Le point médian, trop binaire

Pourquoi le point médian est-il encore trop binaire ? Car il n’inclut pas les personnes qui sont genderfluid, agenres, intersexes… qui ont en fait une autre identité de genre que femme ou homme. “Ce qui nous a motivé·es à travailler au départ, c’est la représentation dans l’espace de la langue de ces personnes qui ne sont nulle part dans la binarité de la langue actuelle. Via ces glyphes qui font des ligatures et qui sont en symbiose entre les formes masculines et féminines, on espère pouvoir représenter un prisme du genre plutôt que deux facettes. À l’intérieur de la collective, nous sommes aussi concernaées par ces questions, c’est fait par et pour des personnes concernaées”, assure Camille. La collective espère aussi ouvrir un “imaginaire autour du fait que cette transformation des signes parle de la transformation des corps autour de nous”, ajoute Pierre.

Si vous aussi, vous voulez commencer à utiliser les fontes proposées dans la typhothèque de Bye Bye Binary, sachez que les retours reçus par la collective sont positifs. “J’ai reçu des vidéos de personnes qui tapent sur OpenOffice, qui ne savent pas comment une fonte fonctionne et qui sont assez émerveillées de voir les glyphes apparaître tout à coup”, se réjouit Eugénie. En effet, tous les textes déjà encodés avec le point médian se transforment automatiquement avec les ligatures de Bye Bye Binary.

L’écriture inclusive, trop compliquée ?

Vous vous dites peut-être, ou vous avez entendu dire, que l’écriture inclusive pouvait être compliquée pour des personnes dyslexiques ou neuroatypiques. Un élément dont Bye Bye Binary a bien conscience. “Mais cela met en lumière que, dans la formation des dessinateurices de caractères, la question de la lisibilité est totalement occultée, réagit Camille. Ensuite, c’est aussi un argument utilisé a contrario par des personnes qui ne sont pas concernaées, juste pour saper les initiatives. Un billet écrit par le Réseau d’étude handi-féministe dit qu’il y a une réappropriation de cet argument par des personnes réactionnaires, pas concernaées.”

Pour la collective, il faut donc arrêter de brandir cet argument, qui ne repose sur aucune étude existante, et plutôt trouver des solutions. D’ailleurs, une étude avec les glyphes de Bye Bye Binary est en cours. “Son but va être de nous fournir des recommandations de dessins qui seront issues d’entretiens avec des personnes dyslexiques.” Camille soulève enfin un questionnement : “est-ce que les pratiques qu’on est en train de mettre en place pour des personnes, qui sont à la base des questions sur les identités de genre, doivent toujours être lisibles ? Est-ce que le queer doit être lisible ? Est-ce qu’il n’y a pas des signes typographiques de reconnaissance de ses pairs qui peuvent rester dans quelque chose qui ne soit pas spécialement accessible à tout le monde ?” Mais ces questions n’empêchent pas que des personnes au sein de la collective travaillent à cette question d’illisibilité des caractères.

Un positionnement politique
qu’il faut assumer.

Et alors, comment convaincre tout le monde de se mettre à l’écriture inclusive ? Pour Bye Bye Binary, il s’agit d’un “positionnement politique qu’il faut assumer”. “Il faut mettre en place un minimum de dispositifs de transmission, de pédagogie. Ce qui va rebuter les gens, c’est plutôt la nouveauté sans explication, assure Eugénie. Ça fait toujours un peu peur, surtout que les questions linguistiques touchent toujours à quelque chose de très politique, mais aussi de très intime. On se rend compte qu’il y a des réactions très épidermiques autour de ces questions de langue, parce qu’on a une relation hyper proche à notre langue maternelle. C’est un travail en soi. On peut pas juste se dire qu’on décide unilatéralement d’utiliser ce type d’écriture, il faut essayer d’emmener tout le monde avec soi.”

Et Camille l’avoue : “pour nous aussi, c’est une gymnastique de parler en inclusif ou de l’écrire dans nos mails et autres. Cela prend un certain temps pour que ça devienne automatique “. Mais l’œil s’aiguise au fur et à mesure. “Maintenant, ça me choque de voir des trucs rédigés au masculin générique, explique Eugénie. J’ai envie de dire aux gens qu’on n’est pas en 1950.” Parler, s’entraîner, demander pardon lorsqu’on peut blesser… C’est finalement comme ça qu’on intègre peu à peu une écriture et un langage inclusif dans notre vie quotidienne. “On est toustes en possibilité d’essayer de déplacer cette péniche rouillée (AKA la langue française)”, conclut Bye Bye Binary.

Comment s’y mettre ? Voici quelques liens qui pourront vous aider :

Le QUNI
Le site web de la collective Bye Bye Binary
La typothèque open source de Bye Bye Binary
L’outil qui guidera vos débuts dans l’écriture inclusive créé par ·ClubMæd·

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