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Sciences, technologie et arts : il faut absolument décloisonner les secteurs

Auteurice de l’article :

Charline Cauchie

Charline Cauchie est journaliste indépendante. Elle collabore aux pages Culture du journal L'Echo et pour Médor. Elle a réalisé un podcast sur l'hypnose médicale pour la RTBF : "Ma voix t'accompagnera".

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Selon les membres de l’équipe du KIKK Festival, notre salut viendra du décloisonnement entre trois disciplines qui ne se parlent pas encore suffisamment : sciences, technologies et arts.

L’esprit humain aime bien les cases. Les cases, c’est pratique. Cela permet d’ordonner le réel. Nous sommes ainsi éduqué·es, dès le plus jeune âge, à ranger nos crayons par couleurs, à genrer, à distinguer le bien du mal, les courgettes des concombres. Pour penser, nous nous référons à des catégories qui peuvent se limiter à… deux grands ensembles. Et, comme le pointe la philosophe du numérique Nathalie Grandjean, “pour la majorité de la planète, la binarité [que ce soit la binarité hommes-femmes ou culture-nature] continue de vouloir dire quelque chose”. Ainsi, on classe comme des choses très distinctes les sciences, que l’on dit pratiquées par les scientifiques, et les arts, pratiqués par les artistes. Et, dès l’école, les deux mondes ne sont pas amenés à se rencontrer. Artistes et scientifiques vivent des vies séparées.

Abolir les cases

Mais en 2022, de nombreux signaux sont catégoriques : les catégories ont fait leur temps. L’état du monde nous demande de penser de façon plus rhizomique que classificatoire. Ce n’est pas nous qui le disons, mais toute une tradition philosophique allant d’Edouard Glissant dont le concept d’archipel inspire la pensée low tech en France à Anna Lowenhaupt Tsing, qui “rend présents les mondes multiples et enchevêtrés” dans l’ouvrage Proliférations, pour apprendre à vivre sur les ruines du capitalisme ; en passant par Donna Haraway et son invitation à “créer de nouvelles parentés, (…) semer le trouble, susciter une réponse puissante à des événements dévastateurs” dans Vivre avec le trouble de Donna Haraway. 

Notre expérience de dix éditions de KIKK Festival à Namur nous a poussé·es à créer toujours plus de ponts entre arts, culture, sciences et technologie à travers ce festival annuel, un événement qui a acquis une grande renommée sur la scène numérique et créative internationale ; en développant le TRAKK, Creative Hub et Fab Lab de 3000 m2 dédié aux industries culturelles et créatives ainsi qu’aux technologies numériques ; plus récemment, en ouvrant le Pavillon, espace d’exposition permanent au sommet de la Citadelle de Namur ; et, enfin, en développant une plateforme de production qui offre aux artistes, entre autres soutiens, un programme de résidences arts / sciences.

Notre expérience de dix éditions de KIKK Festival nous a poussé·es à créer toujours plus de ponts entre arts, culture, sciences et technologie.

Lors d’une de ces résidences, nous avons accueilli l’artiste berlinoise Fara Peluso qui étudie la prolifération des algues dans nos rivières dûe à l’activité humaine, des algues qui menacent la vie marine car elles accaparent l’oxygène des poissons. Avec l’aide des scientifiques de l’Unamur parmi lesquels Jean-Pierre Descy et du projet B-BLOOMS, Fara Peluso a pu amener un nouvel angle angle de vue qui complète la manière dont le monde académique aborde ces questions. Lors de ces processus, les protagonistes prennent conscience de la similarité de leurs métiers et un respect mutuel naît de ces échanges inédits. Nous voyons aussi de plus en plus de scientifiques se revendiquer artistes ; d’artistes ou designers, comme Jifei Ou, devenir entrepreneur·euses ; et d’entrepreneur·euses se lancer dans des thèses de doctorat. Jifei Ou, à partir de Cilllia, un projet de recherche en design sur l’impression 3D de structures capillaires a ainsi trouvé une application dans le domaine de la production industrielle pour révolutionner les tapis de transport de matériaux délicats. 

Cette dynamique d’abolition des cases donne des répercussions passionnantes et cela fait un moment qu’aux Etats-Unis, les plus grandes universités, les laboratoires de recherche (comme le MIT Media Lab) et les grandes entreprises américaines (comme Google avec sa filiale ATAP en charge de la Recherche & Développement ou son programme Google Creative Lab) ont saisi l’intérêt de ces hybridations et fondent leur méthodologie sur le décloisonnement. En ce qui nous concerne, au départ, nous ne pratiquions pas cette méthodologie de façon consciente, même si notre ambition a toujours consisté à offrir aux créatif·ves qui gravitent autour de la galaxie KIKK un environnement collaboratif. Mais, au fur et à mesure, nous avons théorisé nos intentions et revendiquons aujourd’hui le décloisonnement comme manifeste. Nous pensons que le ou la scientifique peut faire en sorte d’ouvrir une porte inimaginée dont l’artiste va se saisir, ou inversement. Les étincelles ne se produisent pas à tous les coups, bien sûr. Les processus sont parfois longs, éloignés de leur point de départ, mais c’est là toute la magie des plus grandes innovations de l’Histoire : elles peuvent venir de là où personne ne les attend. 

Organiser le décloisonnement

D’ailleurs, la période de l’Histoire que nous traversons est particulièrement propice aux rapprochements entre arts, sciences et technologies. L’usage du numérique est une source gigantesque de potentiels y contribuant pour, finalement, répondre à un enjeu à la fois simple et immense : permettre à chacun·e de continuer à vivre sur notre planète. Il est peut-être intéressant de faire un parallèle avec la Renaissance, période en Europe d’une richesse artistique inégalée et qui a permis des bonds en avant considérables en matière scientifique et technologique, le tout favorisé par un écosystème de mécènes qui finançaient toutes ces avancées. Dans la vidéo de présentation du programme d’innovation S+T+ARTS (pour Sciences, Technologies et Arts), la Commission européenne reprend de son côté un parallèle similaire avec le Bauhaus, autre courant artistique très riche qui a vu se mélanger artistes, architectes, ingénieur·es et designers. Il nous faudrait beaucoup plus de projets tels que S+T+ARTS pour faire advenir le changement. 

En attendant, à notre échelle namuroise, nous organisons notre Renaissance, notre Bauhaus. La programmation du KIKK veut refléter la force du mélange des disciplines pour aborder les défis climatiques, sociaux et politiques des années à venir. Par exemple, au Pavillon en ce moment, sont exposés des panneaux d’isolation en myco-matériaux développés par PermaFungi, une start-up bruxelloise qui, après avoir produit des champignons sur marc de café, s’est lancée dans la fabrication de panneaux isolants. L’équipe de PermaFungi, au fil du temps, a été composée d’une artiste designer, de chercheur·euses, d’ingénieur·es et d’entrepreneur·euses qui travaillent main dans la main pour proposer un bio-matériau capable de concurrencer le plastique.

La période de l’Histoire que nous traversons est particulièrement propice aux rapprochements entre arts, sciences et technologies.

Au TRAKK, l’équipe de l’incubateur compte différents profils venant du Bureau économique local, du KIKK ou de l’université, avec des compétences allant de l’entreprenariat à la recherche appliquée, en passant par la créativité, le prototypage ou la fabrication numérique. On peut y croiser notamment Alan Hortz, entrepreneur dont la passion pour la course à pied l’a amené à développer des bracelets en matériaux siliconés à mettre autour du bras, du mollet ou de la cuisse pour lutter contre les tendinites. Une technologie, prototypée dans notre ProtoLab, montrée lors de notre KIKK Market et qui sera bientôt commercialisée dans le monde médical. 

Nous avons en Europe une histoire de créativité, d’inventivité et d’innovation. L’enjeu pressent actuel est de formaliser cette richesse avec des budgets, des programmes de recherches et des laboratoires au sein des entreprises pour favoriser le décloisonnement, éduquer à l’hybridation. En un mot : “débinariser”. Entre l’école, le secteur privé, celui de la recherche ou au sein du monde artistique, il est temps de se parler façon mycélium, de construire plus de ponts entre nos archipels. Le territoire des possibles est gigantesque, les écosystèmes comme celui du KIKK déjà existants. Il suffit d’accélérer leur mise en place et leur “rhizomification”.

Cette tribune a également été publiée sur Usbek & Rica.

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