Albertine Meunier, son dada ? C’est la data !
Auteurice de l’article :
Albertine Meunier est une précurseure des arts numériques qu’elle pratique depuis 1998. Ses installations et performances cultivent esprit critique et ironie. Depuis 25 ans, cette artiste développe son travail autour des données cumulées sur le web faisant de son regard sur l’évolution d’Internet, un témoignage exceptionnel…
L’artiste française aime imaginer des projets aux formes simples, volontairement éloignés de l’hyper-technicité, où la fantaisie du concept prédomine. Dans l’Angelino (2009), une danseuse mécanique est prisonnière dans une boule musicale. Connectée à Internet par l’intermédiaire d’un micro ordinateur du type Arduino, la danseuse s’anime sur une mélodie à chaque fois que le mot “ange” apparaît sur Twitter. Une façon malicieuse de revisiter l’expression “un ange passe” et qui en dit déjà beaucoup sur l’état d’esprit d’Albertine Meunier. “On me dit souvent que je suis taquine. Au commencement, je ne l’étais pas forcément mais Internet est devenu un puissant mastodonte. L’humour est une réponse crédible à ce pouvoir, une forme de révolution douce. Ça permet de traiter des sujets importants avec plus de légèreté, exprime Albertine Meunier, membre du collectif DataDada, un autre de ses facétieux projets. En 2014, on a écrit un manifeste DataDada avec Julien Levesque. On voulait exprimer notre opposition à la transformation de la data comme un simple fait numérique. Aujourd’hui, nous sommes 5 artistes dans ce collectif et nous imaginons des installations dites inutiles et décalées. Le détournement nous amuse.” Premier constat : en pratique individuelle ou collective, l’humour d’Albertine Meunier est mis au service d’une recherche (entamée il y a 25 ans) autour de la data. Celle qui a une formation scientifique a eu, dès les années 90, une sorte de fascination pour comprendre les mécanismes d’Internet à son apparition et le rôle primordial qu’ont joué les datas dans son développement.
La data et les débuts d’Internet
“Au début, je n’ai pas réfléchi au fil conducteur de mon travail. J’ai travaillé autour de la data de manière spontanée. J’ai été fascinée de voir que je laissais autant de traces sur Internet. Je voulais créer un effet miroir de cette identité et stocker moi-même certaines données.” C’est sans doute une synthèse idéale du projet My Google Search History (2006-2011). En 2006, Google lance le service Search History et stocke les recherches effectuées par les internautes. Depuis 16 ans, Albertine Meunier compile ses recherches et les donne à voir au public. Mises bout à bout, elles racontent une histoire, celle de l’artiste mais aussi celle de la toile.
My Google Search History est aussi un inventaire complet de toutes les recherches depuis 2006 sous la forme d’une grande liste de requêtes. Si la question de la trace et de l’accumulation est un grand pan de son travail, Albertine Meunier met en lumière certains paradoxes : “Avec l’Angelino, j’ai vite compris que nos données étaient dépendantes d’un tiers. Dès qu’une évolution était effectuée chez Twitter, je n’avais plus accès aux données. J’ai eu beaucoup de maintenances à effectuer sur le dispositif de l’Angelino”. Conséquence directe ? Petit à petit, Albertine Meunier imagine des dispositifs qui gagnent en simplicité. “Jusqu’alors, j’avais cherché à matérialiser Internet. C’était vain et j’avais la sensation d’essayer de témoigner d’une chose sur laquelle j’avais une perte de contrôle. C’est à l’image d’Internet finalement. Par la suite, je me suis penchée sur des objets qui n’ont pas de date limite de consommation.”
Les dérives de la data
Dans cette perspective, French data touch (2018) est l’une des formes les plus simples de son corpus artistique. L’idée est la suivante : et si la chanson était le meilleur moyen pour diffuser et évoquer les sujets sensibles qu’impliquent les nouvelles technologies ? Albertine Meunier crée un album dans lequel elle distille avec humour et décalage de courtes histoires sur notre relation avec les géants du web et de la Tech (GAFA). Le but ? Parler avec légèreté de la data, de son exploitation et des dérives possibles.
La volonté de parler à un très large public est également visible sur le projet La Roue des DataPépettes (2017), une performance délurée portée par le collectif DataDada dans laquelle le public est invité à alimenter une intelligence artificielle (surnommée Robert) en y intégrant de l’aléatoire… Ce dont la machine, trop rationnelle, est incapable. Le public repart avec des datapépettes contre ce service rendu. Ce projet souligne la valorisation des données qu’on donne aux sociétés capitalistes et fait directement écho à la performance Casino Las Datas (2017). Associée à Filipe Vilas-Boas et Sylvia Fredriksson, Albertine Meunier imagine ici un casino où chacun·e joue à confier ses données, sans quasiment jamais rien gagner. Une salle de jeu est remplie de machines à sous customisées avec l’iconographie d’Internet. Le lieu prend vie grâce aux joueur·euses. En fonction des données qu’iels acceptent de livrer à l’entrée du casino – email, numéro de téléphone, ID twitter… – les joueur·euses obtiennent un seau de jetons plus ou moins garni. Plusieurs combinaisons du bandit-manchot sont gagnantes, dont le 666 : jackpot et indice de la partie viciée que chaque internaute joue avec ses données.
La data, partie immergée de l’iceberg de la tech
Aujourd’hui, Albertine Meunier continue son chemin en suivant le flux d’Internet. “Je poursuis mon travail en explorant les NFT et l’intelligence artificielle. La data est moins visible, davantage souterraine, mais elle est essentielle à leur fonctionnement.” Les NFT, reflet de la philosophie web3 (l’idée d’un web décentralisé exploitant la technologie de la blockchain), ont notamment focalisé son attention à travers la constitution d’une collection d’oeuvres tokénisées. “J’ai commencé à collectionner de manière addictive. Puis j’ai poursuivi en créant des images animées ou pas, un peu comme aux débuts de ma carrière. C’est comme une grande boucle !” Une collection qui trouvera certainement une résonance artistique particulière dans les prochaines années… L’intelligence artificielle est aussi devenue l’un des ses terrains de jeu favoris. Avec Dall-E ou Midjourney, elle s’intéresse à la création d’images. Dans HyperChips (2023), l’artiste part d’un script simple “Albertine Meunier mange des saucisses et des frites” avant de sélectionner les meilleures images générées.
Comment sont créées ces images ? Quel est le data set ? La série composée de centaines d’images revisite l’art de l’autoportrait et est ensuite NFTisée. “Je veux comprendre le fonctionnement des intelligences artificielles. Ces machines sont tellement dans la reproduction de la production humaine… Elles peuvent créer des contenus absurdes mais elles n’en ont pas conscience. La fantaisie semble l’apanage des êtres humains. Quand une IA produit quelque chose qui n’a ni queue ni tête, ça ne fait rire que nous, il n’y a pas d’autodérision dans l’IA. Ma recherche consiste à m’intéresser à tout ce qu’une machine ne sait pas qu’elle fait.” Il faudra certainement encore un peu de recul pour voir combien les derniers travaux d’Albertine Meunier sont témoins et symboliques d’une nouvelle évolution d’Internet. La data étant un terrain de jeu infini, il en sera de même pour toutes ses futures créations qui s’apprécieront d’autant plus après un certain laps de temps.
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