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Les oubliées de l’informatique #2 : Grace Hopper

Auteurice de l’article :

Charline Cauchie

Charline Cauchie est journaliste indépendante. Elle collabore aux pages Culture du journal L'Echo et pour Médor. Elle a réalisé un podcast sur l'hypnose médicale pour la RTBF : "Ma voix t'accompagnera".

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L’étasunienne Grace Hopper (1906-1992) est la deuxième des trois femmes dont kingkong tire le portrait pour parler des oubliées de l’Histoire de l’informatique. C’est Anne-Marie Kermarrec, professeure en informatique à l’école polytechnique fédérale de Lausanne qui nous la présente et nous évoque le grand enjeu dans sa profession : une masse critique d’informaticiennes.

Anne-Marie Kermarrec, vous êtes l’autrice de l’essai “Numérique, compter avec les femmes” (Odile Jacob, 2021) dans lequel vous revenez sur la figure de Grace Hopper. Qui était-elle ?

Anne-Marie Kermarrec : Grace Hopper est connue parce qu’elle a mis au point le premier compilateur. En fait, il s’agit d’un outil qui permet de traduire le langage haut niveau des programmes en langage binaire. Le compilateur génère des instructions qui peuvent être exécutées par une machine. C’est une innovation majeure qui va rendre le travail de programmation beaucoup moins laborieux.

©James S. Davis

Hopper a fait un doctorat en mathématiques et en informatique à Yale dans les années 1920-1930. Ce qui est particulier avec elle, c’est que, quand on lui posait la question, elle ne voyait pas d’inégalités entre hommes et femmes, alors qu’elle-même n’a jamais pu enseigner et qu’elle a dû abandonner sa carrière militaire après la guerre. C’est dans l’armée qu’elle avait commencé à programmer. Dans ces années-là, les femmes étaient souvent aux manettes des ordinateurs, qui étaient de grosses machines à programmer à la main.

C’est à elle qu’on attribue la notion de bug en informatique, n’est-ce pas ?

Oui, à l’époque, on programmait les ordinateurs à l’aide de cartes perforées. Le message passait par ce défilé de trous et non-trous. Un jour, un problème se présente dans le déroulement du programme car un insecte (bug en anglais) s’était retrouvé sur la carte. C’est ainsi qu’on commence à parler de bug informatique !

Pourquoi consacrer un chapitre entier de votre livre à Grace Hopper ?

Je parle aussi d’Ada Lovelace, première programmeuse de tous les temps. Cela me semblait important de le faire car, du temps de mes études, dans les années 1990, on n’en entendait pas parler du tout alors qu’on étudiait des parcours comme celui de Charles Babbage dont Ada Lovelace est l’élève. Depuis une dizaine d’années, ça change et je dirais qu’aujourd’hui, le défi est moins l’oubli des femmes que leur nombre.

C’est-à-dire ?

Je crois que notre discipline étant plus récente, on souffre moins de l’effet Matilda, très présent dans d’autres sciences. Mais on manque clairement d’une masse critique de femmes. C’est une réalité statistique. Dans mon école, à l’EPFL, il y a sept femmes sur 55 profs et 15% d’étudiantes, alors même qu’il y a des démarches entreprises pour résorber ce déficit. L’objectif était par exemple de recruter 40% de femmes mais on n’y arrive pas, le vivier est trop petit. En labo, c’est 10 à 15% de femmes. Dans le monde professionnel, on plafonne à 25% et, plus on monte dans les échelons hiérarchiques, moins on les retrouve. Ce n’est plus possible. Surtout que les jeunes femmes d’aujourd’hui n’ont plus envie de supporter ce que ma génération a toléré, c’est-à-dire d’évoluer dans des milieux très masculins et aussi souvent sexistes.

Comment on résout cela ?

Vaste sujet ! Je pense que le problème intervient très tôt à l’école. En secondaire, en France, une nouvelle filière scientifique informatique a été créée mais elle n’est composée qu’à 10% de filles. La féminisation du numérique ne va pas de soi. Elle ne se fera pas d’elle-même. C’est pour cela que je me revendique militante et que je soutiens toutes les initiatives imaginées à l’heure actuelle. Car énormément d’actions pour attirer les filles vers les sciences sont inventées dans plein de pays, comme par exemple des ateliers non-mixtes. Mais on ne sait pas encore si cela portera ses fruits. Le moment critique où les filles se détournent des sciences se fait au niveau du passage au lycée. Primaire ça va, début du secondaire aussi, mais le lycée est un killer pour des raisons difficiles à expliquer, mais que j’attribue aux stéréotypes de genre : les filles ne seraient pas faites pour les maths ou l’informatique. C’est dramatique. Pour moi, la solution passera, comme en politique, par des mesures drastiques.

Vous voulez parler de quotas ?

Oui, c’est une partie de la solution, même si les quotas sont mal vécus par tout le monde, hommes et femmes. Mais je trouve que dans d’autres secteurs, comme en politique, c’est une méthode qui a fait ses preuves. Pendant quelques années, ça râle et après, on n’y pense même plus. Puis, je pense qu’un peu de discrimination positive en faveur des femmes ne leur ferait pas de tort, elles qui ont tellement d’écueils par ailleurs. Au final, ce ne serait même pas du favoritisme, juste un rééquilibrage. J’étais récemment dans le jury d’un prix d’informatique pour les jeunes qui a décidé d’attribuer annuellement deux récompenses, une pour les femmes et une pour les hommes. Très bien ! Même s’il y a moins de femmes, ça n’enlève rien aux mérites des uns. D’autre part, je crois qu’il faudrait garder les sciences dans le socle d’études des élèves jusqu’à beaucoup plus tard dans leur parcours secondaire.

Dans votre livre, vous parlez aussi des biais inconscients qui désavantagent les femmes.

Je l’ai encore observé récemment chez un recruteur qui était pourtant alerté sur les biais présents en chacun·e de nous. Après le passage d’une candidate, il s’est exprimé au sein du jury en se demandant si c’était vraiment elle qui avait fait le job qu’elle disait avoir fait. Je suis certaine qu’il ne se serait pas interrogé de la sorte si on avait reçu un homme candidat. Le réflexe à avoir, c’est toujours : est-ce que tu poserais cette question s’il s’agissait d’un homme ? C’est prouvé que plus de femmes dans un board, cela donne plus de chances aux autres femmes de se faire recruter, de lever de l’argent, de monter en grade. Je reviens à ma notion de masse critique. Il faut y arriver. J’ai aussi beaucoup étudié la notion de biais dans l’informatique algorithmique. Les hommes ne s’en rendent pas compte, ce qui est normal, c’est bien pour cela qu’il s’agit de biais : si on n’en est pas victime, on ne les voit pas.

Cela donnerait quoi, justement, des algorithmes pensés par des femmes ?

Je pense que cela pourrait donner des réseaux sociaux qui seraient plus dans le lien et moins dans les bulles. Mais ce n’est qu’une intuition, cela n’a rien de démontrable.

©Courtesy of ESPN Films

Vous pensez que les hommes sont prêts pour l’arrivée de cette masse critique ?

Intellectuellement, je pense qu’ils avancent, le cadre législatif est là, mais dans les actes pas toujours. Je ne sais pas si je suis objective, moi qui côtoie énormément d’étudiant·es, mais je place beaucoup d’espoir dans les jeunes hommes. Ils ont l’air plus prêts au changement.


Ce contenu vous est proposé dans le cadre de Propulsion by KIKK, un projet de sensibilisation au numérique pour et par les femmes.

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